De fructu operum tuorum
Du fruit de tes œuvres, Seigneur, la terre sera rassasiée ; ainsi tu produis le pain de la terre et le vin réjouit le cœur de l’homme, rend son visage rayonnant comme l’huile et le pain raffermit le cœur de l’homme.
(Ps. 103, 13, 14, 15)
La terre sera rassasiée
Au cœur de l’été où les hommes récoltent les fruits variés de la terre cette Communion du 21ème dimanche du temps ordinaire se trouve bien en situation. C’est encore la coutume dans certaines régions de rendre grâce pour les fruits de la terre lors de Fêtes de la moisson ou de la Saint Fiacre (30 août), patron des jardiniers et maraîchers
Cette vision apaisée d’une nature riche et providentielle prévue par le Créateur pour nourrir les hommes mais aussi les réconforter et les réjouir est contrariée par celle d’une nature aussi surexploitée et souillée. Dans son encyclique « Laudato Si », le Pape François nous appelle « à être les instruments de Dieu le Père pour que notre planète soit ce qu’il a rêvé en la créant, et pour qu’elle réponde à son projet de paix, de beauté et de plénitude. » (n°53).
Ce thème des fruits de la création qui ouvrent à un rassasiement tant corporel que spirituel s’illustre particulièrement dans la vie sacramentelle : l’huile consacrée pendant la semaine sainte fait partie des signes de multiples sacrements ; le pain et le vin sont la matière même de l’eucharistie :
Dans l’Eucharistie, la création trouve sa plus grande élévation. La grâce, qui tend à se manifester d’une manière sensible, atteint une expression extraordinaire quand Dieu fait homme, se fait nourriture pour sa créature. Le Seigneur, au sommet du mystère de l’Incarnation, a voulu rejoindre notre intimité à travers un fragment de matière. Non d’en haut, mais de l’intérieur, pour que nous puissions le rencontrer dans notre propre monde. Dans l’Eucharistie la plénitude est déjà réalisée ; c’est le centre vital de l’univers, le foyer débordant d’amour et de vie inépuisables. Uni au Fils incarné, présent dans l’Eucharistie, tout le cosmos rend grâce à Dieu. En effet, l’Eucharistie est en soi un acte d’amour cosmique : « Oui, cosmique ! Car, même lorsqu’elle est célébrée sur un petit autel d’une église de campagne, l’Eucharistie est toujours célébrée, en un sens, sur l’autel du monde ».[166] L’Eucharistie unit le ciel et la terre, elle embrasse et pénètre toute la création. Le monde qui est issu des mains de Dieu, retourne à lui dans une joyeuse et pleine adoration : dans le Pain eucharistique, « la création est tendue vers la divinisation, vers les saintes noces, vers l’unification avec le Créateur lui-même ».[167] C’est pourquoi, l’Eucharistie est aussi source de lumière et de motivation pour nos préoccupations concernant l’environnement, et elle nous invite à être gardiens de toute la création. (« Laudato Si », n° 236)
Le Psaume 103 (h 104)
C’est un hymne au Dieu Créateur qui s’inscrit dans la contemplation du cosmos où il pourvoit à tout et au Dieu Providence qui apporte boisson et nourriture à tous les êtres vivants.
Bénis le Seigneur, ô mon âme !
Seigneur, mon Dieu, tu es si grand !
Vêtu de splendeur et de majesté,
tu t’es drapé du manteau de la lumière. (v. 1-2)
Dans les ravins tu fais jaillir les sources ;
L’eau chemine entre les montagnes ;
elle abreuve toutes les bêtes des champs. (v. 10-11)
Tous les êtres sont tournés vers toi,
dans l’espoir que tu leur donnes en temps voulu leur nourriture ;
tu leur donnes : ils n’ont qu’à recueillir ;
tu ouvres la main ils sont comblés ;
Cette création est en perpétuel renouveau sous le souffle du Créateur :
Envoie de nouveau ton souffle et tout renaît :
tu renouvelles la face de la terre (v. 30)
Ce verset 30 alimente d’ailleurs plusieurs pièces grégoriennes des messes dédiées au Saint-Esprit ou de la Pentecôte dont on a déjà signalé le lien avec la fête juive qui elle-même marquait, cinquante jours après la célébration de Pessah (Pâque), l’offrande de la nouvelle récolte à Dieu maître de la fécondité et du sol. (voir article sur la Messe grégorienne de la Pentecôte : http://www.bible-parole-et-paroles.com/2018/05/messe-gregorienne-de-la-pentecote.html)
C’est dans ce cosmos que s’inscrit la succession du jour et de la nuit qui elle-même entraîne le cycle du nourrissage des animaux et l’activité humaine, certainement comprise ici dans un contexte agricole. L’homme collabore ainsi à la création continue en vue de se nourrir à la sueur de son front (Gn 3, 19) contrairement au lion qui réclame à Dieu sa nourriture (v. 21) :
Tu fis la lune pour marquer les temps
et le soleil qui se couche à son heure.
Tu étends les ténèbres et voici la nuit ;
toutes les bêtes de la forêt s’agitent ;
le lion rugit, cherchant sa proie, réclamant à Dieu sa nourriture ;
Quand paraît le soleil, ils rentrent tous,
chacun va se coucher dans sa tanière ;
et l’homme sort pour son travail :
il accomplit sa tâche jusqu’au soir. (v. 19-23)
(Traduction du Psautier de Ligugé)
Traduction liturgique du psaume 103 : https://www.aelf.org/bible/Ps/103
C’est dans ce contexte, et plus particulièrement les versets 13-15 que le compositeur a puisé la matière du texte de la Communion
Einsiedeln, Stiftsbibliothek, Codex 121(1151), p. 323 – Graduale – Notkeri Sequentiae
Ce manuscrit de Einsiedeln (10ème siècle) montre les neumes dessinés au-dessus du texte latin. Le "E 323" (Einsiedeln p. 323) inscrit en marge de la transcription solesmienne ci-dessous indique justement la provenance de l'appareil neumatique transcrit au-dessous de la notation établie par les moines. L'écriture neumatique peut être considérée comme la mise en espace sonore du texte de la Parole.
Le texte de la Communion
C’est dans la version latine du psautier Gallican que le compositeur a établi le texte de la Communion (sur les différentes traductions latines des psaumes voir les compléments de l’article : http://www.bible-parole-et-paroles.com/2018/03/circumdederunt-me.html)
(en rouge le texte latin de l’introït et en orange sa traduction ; en bleu les passages non retenus et leur traduction en vert ; traduction en mot à mot)
13 Rigans montes de superioribus suis;
Arrosant les montagnes depuis les parties supérieures
de fructu operum tuorum satiabitur terra, Domine,
du fruit de tes œuvres la terre sera rassasiée, Seigneur,
14 producens foenum jumentis,
et herbam servituti hominum,
faisant venir le fourrage pour les bêtes de somme
et les plantes pour le service des humains
ut educas panem de terra,
pour que tu fasses sortir le pain de la terre
15 et vinum laetificet cor hominis:
ut exhilaret faciem in oleo,
et panis cor hominis confirmet.
Et que le vin réjouisse le cœur de l’homme
Pour qu’il fasse briller son visage comme l’huile
Et que le pain raffermisse le cœur de l’homme
Le compositeur s‘en tient ici aux symboles eucharistiques du pain et du vin (plus le symbolisme sacramentaire de l’huile) qui représentent la plénitude de la création aboutie en son Fils qui se donne en nourriture (voir introduction). Il laisse de côté ce qui a trait au processus même de production de la nourriture (début des v. 13 et 14) ; ainsi le pain sort-il directement de la terre (v. 14)
Cette idée de plénitude (rassasiée, v. 13) débouche sur celle de joie rayonnante (réjouisse, fasse briller) et de raffermissement de ce qu’il y a de plus profond en l’homme : son cœur (cor hominis répété deux fois, v. 15). Cette joie du cœur se lit sur le visage qui brille comme l’huile.
Qu'il est bon, qu'il est doux d'habiter en frères tous ensemble !
C'est une huile excellente sur la tête, qui descend sur la barbe, qui descend sur la barbe d'Aaron, sur le col de ses tuniques. (Ps 132, 1-2)
Pendant les sept années d'abondance, la terre produisit à profusion et il ramassa tous les vivres des sept années où il y eut abondance au pays d'Égypte et déposa les vivres dans les villes, mettant dans chaque ville les vivres de la campagne environnante. Joseph emmagasina le blé comme le sable de la mer, en telle quantité qu'on renonça à en faire le compte, car cela dépassait toute mesure.. (Gn 41, 47-49)
Le grand échanson raconta à Joseph le songe qu'il avait eu : J'ai rêvé, dit-il, qu'il y avait devant moi un cep de vigne et sur le cep trois sarments : dès qu'il bourgeonna, il monta en fleur, ses grappes firent mûrir les raisins. (Gn 40, 9-10)
La mélodie grégorienne
Cette Communion est composée dans le sixième mode. Sur un chapiteau de Cluny on peut voir cette inscription : Tonus VI: Si cupis affectum pietatis, respice sextum. « Si tu désires ressentir la piété, chante en 6° mode ». Les commentateurs s’accordent pour dire : « Sextus, devotus » : c’est le mode de la piété. Il se caractérise par une grande simplicité qui cache une émotion toute intérieure, pleine d’abandon. C’est par exemple le mode de l’introït « Requiem » de la messe des défunts.
De fructu operum tuorum, Domine, satiabitur terra
Cette première partie est bâtie sur le schéma mélodique de la psalmodie simple du 6° mode : fa-sol-la-sol-la-fa repris dans les deux phrases (le mi final de Domine peut être considéré comme ornemental et encore plus celui de satiabitur qui est liquescent), terra termine sur le schéma de la cadence finale psalmodique fa-sol-la-sol-fa.
L’intonation de la psalmodie fa-sol-la est d’ailleurs reprise au début des trois parties, donnant son unité à la pièce.
Cette simplicité est donc tout à fait dans la veine du 6° mode, tout juste agrémentée de quelques mélismes pour appuyer sur satiabitur terra : la terre sera rassasiée, expression qui résume en quelque sorte l’ensemble de la pièce.
ut educas panem de terra, et vinum laetificet cor hominis
La deuxième partie va s’échapper de l’intervalle fa-sol-la encore présent dans la première incise pour laisser place au développement de mélismes dans la seconde : vinum atteint le si bémol sur son accent tonique, comme laetificet le do, apex (point culminant) de la pièce, marquant sans doute une sorte d’ivresse ; on retrouve ce do dans exhilaret (début de la 3° partie), avec la même connotation de joie. La tessiture baisse soudainement du fa-do au fa-ré sur cor hominis, non sans un mélisme prolongé sur hominis, moment de tendresse, mais aussi passage à une joie plus intérieure, celle du cœur.
ut exhilaret faciem in oleo, et panis cor hominis confirmet.
Autant la seconde partie était de rythme allègre (3 c = celeriter – rapidement – notés au-dessus des neumes) autant la troisième comporte des neumes plus appuyés. Les mélismes en sont cependant développés. La descente de l’apex do (exhilaret) se fait plus progressivement, se pose d’abord sur le fa (exhilaret) puis descend jusqu’au do (oleo), note la plus basse de la pièce pour remonter ensuite jusqu’au si bémol (hominis) et redescendre sur l’unisson fa de confirmet (avec cependant une légère broderie liquescente sur le mi correspondant à l’accent tonique) qui met en valeur le raffermissement du cœur de l’homme.
Cor hominis apparaît deux fois (fin 2° et 3° parties) et marque le lieu de la théophanie : ce pain ne nourrit pas seulement le corps mais aussi le cœur.
A noter aussi le schéma mélodique semblable pour hominis (fin de la 2° partie) et oleo mais un degré plus bas : mi-fa-mi-ré-mi-mi-ré/ré-mi-ré-do-ré-ré-do.
L’huile pénètre dans la peau et fait rayonner le visage comme la joie procurée par le vin pénètre dans le cœur de l’homme.
Le visage reflète le cœur du fidèle qui a vu Dieu, comme Moïse, ou qui s’est nourri du pain-chair et du vin-sang du Christ (Jn 6, 48-58).
Lorsque Moïse descendit de la montagne du Sinaï […], il ne savait pas que son visage rayonnait de lumière depuis qu’il avait parlé avec le Seigneur. Aaron et tous les fils d’Israël virent arriver Moïse : son visage rayonnait. (Ex 34, 29-30)
L’huile de l’onction est celle qui marque notre adoption par Dieu et notre affermissement dans le Christ (cf. l’onction d’huile lors du baptême)
Et Celui qui nous affermit avec vous dans le Christ et qui nous a donné l'onction, c'est Dieu, Lui qui nous a aussi marqués d'un sceau et a mis dans nos cœurs les arrhes de l'Esprit. (2 Co 1, 21-22)
Et nous tous qui n’avons pas de voile sur le visage, nous reflétons la gloire du Seigneur, et nous sommes transformés en son image avec une gloire de plus en plus grande, par l’action du Seigneur qui est Esprit. (2 Co 3, 18)
L’eucharistie communique aux fidèles par le Fils la vie et la gloire du Père :
Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle ; et moi, je le ressusciterai au dernier jour. En effet, ma chair est la vraie nourriture, et mon sang est la vraie boisson. Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi, je demeure en lui. De même que le Père, qui est vivant, m’a envoyé, et que moi je vis par le Père, de même celui qui me mange, lui aussi vivra par moi. (Jn 6, 54-57)
C’est le propre du chant grégorien, en une grande économie de moyens, de faire rayonner la Parole par une sorte d’ivresse mystique donnée par les paroles des textes sacrés mises en musique. Tout se passe dans l’intimité du cœur du fidèle, dans une dévotion pleine de simplicité comme le montre si bien cette antienne de Communion en 6ème mode. Le visage du fidèle reflète sa divinisation, un rayonnement qui ne prend réellement son éclat que s’il s’incarne dans la charité à l’image du Christ.
« L’expérience liturgique est incomplète et illusoire si elle ne va pas jusqu’à un partage effectif avec celui qui, dans sa pauvreté et par sa pauvreté même, est le sacrement vivant et privilégié du Christ. »
(Frère François Cassingéna-Trévedy, à propos de Jean Chrysostome et la liturgie, dans « Les pères de l’Eglise et la liturgie », p. 325, Ed. Artège)
Comme interprétations j’ai choisi
Voix d’hommes :
https://www.youtube.com/watch?v=7UwcYV_Ujgs
Voix de femmes (avec le verset 1 du ps. 103) :
Compléments
- Le deuxième dimanche après la Pentecôte est célébrée la Fête du Saint-Sacrement (origine vers le 9° s.) ou Fête-Dieu ou Corpus Christi célébrant en quelque sorte le lien entre l’eucharistie et la création qui commence à rayonner de toutes les couleurs de ses fleurs : des processions du Saint-Sacrement sont organisées sur des chemins de fleurs avec des stations à des reposoirs eux-mêmes très fleuris.
« L’Eucharistie unit le ciel et la terre, elle embrasse et pénètre toute la création. » (Laudato Si, n° 236, voir ci-dessus)
Fête-Dieu à l'abbaye bénédictine de Solesmes. Chemins décorés avec des motifs composés de fleurs. Sur la droite, un reposoir.
Abbaye bénédictine de Solesmes. Procession de la Fête-Dieu
Compléments (suite)
- La plénitude de la joie comme l’huile sur la barbe d’Aaron :
Dietrich Buxtehude : Prélude en Fa M BuxWV 145 - Orgue : Sœur Marie-Véronique RUYSSEN
https://www.youtube.com/watch?v=m7FeySwF9UI
ou J S Bach : Fantaisie et fugue BWV 542 sur l'orgue Robert Chauvin du Monastère des Bénédictines par Sœur Marie-Véronique Ruyssen.
https://www.youtube.com/watch?v=81ED1lJEPeE
Quelle chance ont les sœurs de ce monastère et ceux et celles qui le fréquentent !
- Lien vers « La reconstruction des chapiteaux de l'oktôéchos » de Cluny :
- La thématique du « Pressoir mystique :
« Entre tes bras s'enlace la vigne, d'où coule pour nous en abondance le doux vin qui a la rougeur du sang » (Venance Fortunat, Poèmes II, 1)