Invocabit me
Il criera vers moi et je l’écouterai
Je le délivrerai et je le glorifierai
Je le comblerai d’une longue vie.
V/ Celui qui demeure à l’abri du Très-Haut
repose sous la protection du Dieu du ciel.
(Psaume 90, 15-16 et 1)
(Traduction missel Feder)
Invocabit me et ego exaudiam eum
eripiam eum et glorificabo eum
longitudine dierum adimplebo eum
V/ Qui habitat in adiutorio Altissimi
in protectione Dei caeli commorabitur
Introït du 1er dimanche de Carême
Photo d’entête :
Moretto da Brescia (1498-1554), « Le Christ au désert » (Photo Wikimedia commons)
Ci-dessous : le mont de la Tentation, près de Jéricho (Photo Wikimedia commons)
Le diable l’emmène encore sur une très haute montagne et lui montre tous les royaumes du monde et leur gloire.
Il lui dit : « Tout cela, je te le donnerai, si, tombant à mes pieds, tu te prosternes devant moi. »
Alors, Jésus lui dit : « Arrière, Satan ! car il est écrit : C’est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras, à lui seul tu rendras un culte. » (Mt 4, 8-10)
Aborder le Carême en confiance
« Mon rempart, mon refuge ! Mon Dieu en qui je me fie ! » (Ps 90, 2)
Le Carême est « un temps de choix » ; c’est une période de grâces qui doit marquer dans notre vie chrétienne, comme les quarante ans de désert dans la vie du peuple juif. Pendant quarante jours, nous allons refaire, avec le Christ jeûnant et luttant au désert, l’itinéraire spirituel qui conduisit les Hébreux d’Egypte en Terre promise. Le psaume 90, que nous retrouvons à tous les chants de cette messe, est par excellence le psaume du Carême : il nous montre la Providence divine guidant et protégeant notre marche vers le ciel, à travers les difficultés et les rudes tentations de cette vie terrestre.
C’est dans la basilique Saint-Jean-de-Latran que se fait aujourd’hui la Station ** ; c’est là aussi que se célébrera la Veillée pascale, fête de la Résurrection et du Baptême : dès le début du Carême, nous savons où nous allons.
(Missel quotidien des fidèles, par le Père J. Feder, Ed. Maison Mame, 1964, p. 180)
En ce premier Dimanche de Carême, l’évangile lu relate justement les tentations de Jésus pendant son séjour de quarante jours au désert juste après son baptême. Les évangiles de Matthieu et Luc qui sont lus respectivement les années A et C sont peu différents tandis que Marc mentionne sans détail que Jésus passa quarante jours au désert.
Lc 4, 1-13 : https://www.aelf.org/bible/Lc/4
Mt 4, 1-11 et Mc 1, 12-13
Les textes de tous les chants de la messe du 1er dimanche de Carême sont empruntés au psaume 90 (hb 91). Ce psaume est une merveille de construction littéraire, de poésie et de tendresse. Il est le psaume chanté à l’office du soir des complies des dimanches et jours de fête tant il invite à la confiance face aux dangers des ténèbres. Je renvoie le lecteur à l’article déjà paru qui commente ce psaume 90 :
http://www.bible-parole-et-paroles.com/2016/02/psaume-90-sous-les-ailes-divines.html
« La tentation du Christ », Mosaïque (XII° s.) de la cathédrale de Monreale (Sicile) (Photo Wikimedia commons)
Le texte de l’introït
15 Invocabit me et ego exaudiam eum
cum ipso sum in tribulatione
eripiam eum et glorificabo eum
16 longitudine dierum adimplebo eum
et ostendam illi salutare meum.
1 Qui habitat in adiutorio Altissimi
in protectione Dei caeli commorabitur
Le texte latin de l’introït est emprunté au Psautier romain
Il criera vers moi et je l’écouterai
Je le délivrerai et je le glorifierai
Je le comblerai d’une longue vie.
V/ Celui qui demeure à l’abri du Très-Haut
repose sous la protection du Dieu du ciel.
Ce texte reprend l’essentiel des versets 15 et 16 du psaume 90. Le verset psalmique qui est encadré par le chant de l’antienne reprend le verset 1 du psaume.
Dans les versets 14-16, la vision développée dans le psaume s’amplifie : C’est Yhwh lui-même qui s’exprime en forme d’oracle et confirme les dires du psalmiste.
A cette foi (« il criera vers moi ») exprimée dans la détresse (v. 15) répond la fidélité de Dieu « Je l’écouterai ». Telle est bien la définition de l’Alliance conclue entre lui et les hommes.
La délivrance fait bien sûr allusion à la sortie d’Egypte ; c’est aussi la délivrance du mal telle qu’elle est demandée dans le « Notre Père ». La glorification est la promesse de demeurer auprès de Dieu et de partager ainsi sa gloire dans l’éternité (« je le comblerai d’une longue vie »). Une longue vie terrestre était aussi censée récompenser les Hébreux qui suivaient les préceptes de la Loi.
Le verset psalmique développe cette idée de demeurer sous la protection de Dieu ; elle figure d’ailleurs en tête du psaume (v.1) et lui donne toute sa tonalité ainsi qu’à cet introït.
Ce psaume a bien sûr été lu d’une manière christologique et l’on peut voir ici la mort-résurrection du Christ suivie de sa glorification qui préfigure la nôtre.
Vers la neuvième heure, Jésus cria d’une voix forte : « Éli, Éli, lema sabactani ? », ce qui veut dire : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mt 27, 46)
Psaume des tentations déjouées, de la protection et de la tendresse du Dieu fidèle, le psaume 90 est aussi celui de la foi du fidèle appelé à être glorifié. Il n’est rien demandé d’autre ici qu’une foi indéfectible. Le dépassement de notre originelle et mortelle angoisse nous conduit au salut, à partager la vie de Dieu, vie de tendresse prévenante pour ses créatures.
« Tout ce que vous demanderez dans votre prière avec foi, vous l’obtiendrez. » (Mt 21, 22)
Ci-dessus : Einsiedeln, Stiftsbibliothek, Codex 121(1151), p. 99 – Graduale – Notkeri Sequentiae
Ce manuscrit de Einsiedeln (10ème siècle) montre les neumes dessinés au-dessus du texte latin. Le "E 99" (Einsiedeln p. 99) inscrit en marge de la transcription solesmienne ci-dessous indique justement la provenance de l'appareil neumatique transcrit au-dessous de la notation établie par les moines. L'écriture neumatique peut être considérée comme la mise en espace sonore du texte de la Parole.
La mélodie grégorienne
« Ce dimanche, le premier de ceux qui se rencontrent dans la sainte Quarantaine, est aussi l'un des plus solennels de l’année …
C'est aujourd'hui que le Carême apparaît dans toute sa solennité … »
(Dom Prosper Guéranger ***, L’année liturgique, le Carême, p. 135)
Mais toi, quand tu jeûnes, parfume-toi la tête et lave-toi le visage (Mt 6, 17)
Ainsi, la solennité affichée de ce dimanche doit se comprendre comme l’entrée dans une période certes de pénitence, mais avec la perspective joyeuse d’être sauvé comme le célébrera la fête de la Résurrection dans la basilique romaine Saint-Jean-de-Latran, la même station ** qu’à cette entrée en Carême.
L’introït de ce jour utilise d’ailleurs le 8ème ton : « somptueux, opulent et d’une très grande plénitude … il semble s’envoler, mais se maîtrise toujours dans un équilibre et une force sereine qui lui sont instinctifs. » (Chanoine J. Janneteau, 1908-1992, illustre grégorianiste, cité par Daniel saulnier in « Les modes grégoriens », Ed. La Froidfontaine, p. 101-102).
Effectivement, la quarte sol-do, caractéristique du 8° mode, lance vigoureusement la mélodie vers le do, dominante et corde de récitation principale. L’ensemble est très construit :
- Les trois incises ont rigoureusement le même nombre de syllabes (14) participant à l’équilibre général ; elles se terminent toutes par le pronom eum (3ème personne du singulier) qui constitue une sorte de rime : c’est sur le fidèle que se concentre toute l’attention de Dieu en son oracle. Cette rime bénéficie d’un traitement neumatique particulier qui la renforce : presque semblable à la fin des deux premières incises (do-la-si-sol-sol et do-si-do-la-la sur la base d’un porrectus flexus léger) et semblable (la-si-la-sol-la-la-sol) en neumes appuyés (épisèmes) au milieu (après eripiam) et à la fin. Notons encore le renforcement de cette rime par dierum au milieu de la dernière incise qui possède le même appareil neumatique que les précédents eum.
- Plusieurs éléments contribuent à donner beaucoup de vie :
+ Les verbes, au nombre de cinq, tous au futur, constituent l’essentiel du vocabulaire et possèdent un important développement neumatique.
+ Les porrectus (six) de forme légère : invocabit (do-si-do), et (la-fa-sol), eripiam (la-fa-sol et la-fa-la) et les deux eum déjà signalés.
+ Quelques neumes liquescents (cinq) accentuent encore cette impression de légèreté : Invocabit, et (glorificabo), longitudine, adimplebo.
Quelques autres remarques au fil de la mélodie :
- 1ère incise : elle évolue entre sol et do, les deux cordes importantes du 8ème mode. Le sol est réservé à l’invocation du fidèle avec excursion au do annonciatrice de l’écoute divine bien mise en valeur. On entend en effet consécutivement 5 fois le do sur ego et sur exaudiam (je l’écouterai). Trois aller-retour entre sol et do bien ornés marquent les échanges délicats et attentifs entre le fidèle et son Dieu.
- 2ème incise : La vélocité de eripiam (je le délivrerai) grâce à la légèreté des deux porrectus (la-fa-sol et la-fa-la) tranche avec le caractère appuyé des neumes sur eum (épisèmes).
- 3ème incise : du « sol » où il se trouve le fidèle va être haussé par des étapes ornées à la glorification symbolisée par le mi, apex (note la plus élevée) de la composition. Le la final marque une pose qui appelle un développement.
- 4ème incise : Les six do de longitudine (tristropha sur la finale) marquent bien la longueur des jours de vie accordés au fidèle, avec le renforcement sur dierum (jours) des épisèmes (neumes appuyés, même traitement neumatique que sur le eum précédent et le suivant). Adimplebo (je le comblerai) est très orné et descend jusqu’au mi, à l’octave inférieure de l’apex, pour bien montrer que le fidèle est comblé dans la totalité de son être.
Cette pièce grégorienne d’une discrète allégresse met l’accent avec délicatesse, sur la relation intime et tendre qui unit le fidèle, situé au « sol », et son Seigneur (Dominus), situé au « Do ». Dans cet introït, entrée au « séjour dans le désert » du Carême, se révèle, avec la même puissance d’évocation que dans le psaume 90 dont il est issu, la confiance qui doit s’établir entre le Seigneur et le fidèle au moment où celui-ci se prépare à affronter tous les dangers propres au combat spirituel. Pas de grande théologie, de pieuse compassion, seulement des verbes d’action qui engagent le Dieu de l’Alliance à une glorification de l’Homme à l’image de celle du Christ en sa mort-résurrection.
… pour m’empêcher de me surestimer, j’ai reçu dans ma chair une écharde, un envoyé de Satan qui est là pour me gifler, pour empêcher que je me surestime.
Par trois fois, j’ai prié le Seigneur de l’écarter de moi.
Mais il m’a déclaré : « Ma grâce te suffit, car ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse. » C’est donc très volontiers que je mettrai plutôt ma fierté dans mes faiblesses, afin que la puissance du Christ fasse en moi sa demeure. (2 Co 12, 7-9)
Alors le diable le quitte. Et voici que des anges s’approchèrent, et ils le servaient. (Mt 4, 11)
Comme interprétation j’ai choisi
- Par un chœur monastique (avec partition grégorienne) : https://www.youtube.com/watch?v=Mav1_sglsps
- Par une voix soliste (avec défilement du manuscrit d’Einsiedeln) : https://www.youtube.com/watch?v=WHUPpGDCHfI
Notes
** Station : A partir du pape Grégoire 1er (590-604) lors de certaines fêtes ou durant certaines périodes liturgiques le pape (évêque de Rome) se rendait dans diverses basiliques romaines pour y célébrer. Ce pouvait être l’occasion d’un pèlerinage. Le choix de la basilique pouvait aussi reposer sur un symbole lié en particulier à son nom.
https://www.cath.ch/newsf/stations-careme-tradition-multiseculaire-a-rome/
https://fr.wikipedia.org/wiki/Stations_du_car%C3%AAme
La basilique Saint Jean de Latran choisie pour ce premier dimanche de Carême est le premier édifice monumental chrétien construit en Occident, à partir de 320, elle est l'église cathédrale du pape évêque de Rome.
*** Dom Prosper Guéranger (1805-1875) moine bénédictin de l’abbaye de Solesmes est considéré comme le restaurateur du chant grégorien et un initiateur du « Mouvement liturgique » ; il a écrit « L’année liturgique », une véritable somme qui propose une méditation sur tous les textes de la liturgie. Sur Don Guéranger : http://www.abbayedesolesmes.fr/abbe/dom-prosper-gueranger
Ci-dessus :
Rome, basilique Saint Jean de Latran, l’édifice du IV° s. a cédé la place à un autre construit principalement au XVII° s. (photo Wikimedia commons)
Ci-dessus : Basilique Saint Jean de Latran, le baptistère séparé de la basilique a été commencé au début du III° s. et a été remanié sous Sixte III (V° s.) dans sa forme actuelle octogonale soutenue par huit colonnes en porphyre. (photo Wikimedia commons)