Laetare
Réjouis-toi, Jérusalem,
Faites communauté vous qui l’aimez
Réjouissez-vous avec allégresse
Vous qui étiez dans la tristesse, exultez, soyez rassasiés aux mamelles de la consolation.
V/ J’étais dans la joie quand on m’a dit : « Allons à la maison du Seigneur. »
(d’après Is 66, 10-11 et Ps 121, 1)
Introït du quatrième dimanche de Carême
Laetare, Ierusalem
et conventum facite, omnes qui diligitis eam
gaudete cum laetitia, qui in tristitia fuistis
ut exsultetis, et satiemini ab uberibus consolationis vestrae.
V/ Laetatus sum in his, quae dicta sunt mihi : in domo Domini ibimus.
Photo d’entête :
« La Jérusalem céleste », Tapisserie de l’Apocalypse (XIV° s.), château d’Angers (Photo Wikimedia commons)
Et la Ville sainte, la Jérusalem nouvelle, je l’ai vue qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu, prête pour les noces, comme une épouse parée pour son mari. (Ap 21, 2)
Photo ci-dessous :
Basilique Ste Croix de Jérusalem à Rome (photo Wikimedia commons)
Selon la tradition, la basilique a été consacrée vers 325 comme maison des reliques de la Passion ramenées de Terre Sainte par sainte Hélène de Constantinople, mère de l'Empereur romain Constantin Ier. À cette époque, le sol de la basilique est couvert de terre venant de Jérusalem, acquérant ainsi le titre en Hierusalem. Reconstruite au XII° s.l'église est modifiée au XVI° siècle, mais elle reçoit son aspect baroque actuel sous le pape Benoît XIV (1740-1758), (Wikipedia).
Jérusalem, tu nous rassembles dans la joie de la consolation
La station est aujourd’hui à la basilique Sainte-Croix de Jérusalem.
A partir du pape Grégoire 1er (590-604) lors de certaines fêtes ou durant certaines périodes liturgiques le pape (évêque de Rome) se rendait dans diverses basiliques romaines, appelées stations, pour y célébrer. Ce pouvait être l’occasion d’un pèlerinage. Le choix de la basilique pouvait aussi reposer sur un symbole lié en particulier à son nom.
La basilique Sainte Croix de Jérusalem fut édifiée au IV° s. par L’Empereur Constantin. Sainte Hélène y fit déposer des reliques de la Passion pour en faire comme la Jérusalem de Rome.
« Comme les Juifs lors des grandes fêtes montaient au Temple de Jérusalem, les chrétiens de Rome se rendent, pour la Station de ce jour, à la basilique qui représente chez eux Jérusalem. Le pèlerinage symbolique que nous accomplissons avec eux à la Cité sainte, nous rappelle que, libérés par notre baptême, nous sommes les fils de l’Eglise, la Jérusalem d’En haut. Aussi ce dimanche est-il, au milieu du Carême, un jour de joie, et comme un avant-goût de la fête de Pâques. Bientôt les catéchumènes entreront à leur tour dans l’Eglise, comme les Hébreux jadis pénétrèrent en Terre promise. Et tous recevront, dans la communion pascale, un avant-goût de la Table de Dieu. »
(Missel Feder, Ed. Mame, 1963, p. 285)
Comme Israël, libéré de son esclavage en Egypte célébra sa première Pâque dans la plaine de Jéricho (1ère lecture : Jos 5, 9a.10-12), incités par le Carême à nous libérer des entraves du péché, nous entrevoyons déjà en ce dimanche la joie de la grande fête de Pâques qui scellera la réconciliation en son Fils du monde avec Dieu. (2ème lecture : 2 Co 5, 17-21). Cette réconciliation à laquelle nous sommes invités se trouve enseignée en termes touchants dans cette fameuse parabole dite de « l’Enfant prodigue » lue ce jour (Evangile : Lc 15, 1-3.11-32).
Cette certitude d’entrer au terme des épreuves dans le Royaume éternel de la Jérusalem céleste marque de joie les chants de ce jour. C’est la joyeuse action de grâce des pèlerins entrant dans le temple de Jérusalem en chantant le psaume 121 que nous sommes invités à partager lorsque, pénétrant dans le sanctuaire, nous chantons l’introït « Laetare » et annonçons la prochaine entrée des catéchumènes dans l’Eglise.
Quelle joie quand on m'a dit : « Nous irons à la maison du Seigneur ! »
Maintenant notre marche prend fin devant tes portes, Jérusalem ! …
C'est là que montent les tribus, les tribus du Seigneur, là qu'Israël doit rendre grâce au nom du Seigneur.
(Ps 121, 1-2.4)
Lien vers le texte intégral du psaume 121 : https://www.aelf.org/bible/Ps/121
Pompeo Batoni (1708-1787), « Le retour du fils prodigue » (1773), huile sur toile (138x100,5 cm), Musée historique de Vienne (Photo Wikimedia commons)
Le texte de l’introït
Il est emprunté au chapitre 66 d’Isaïe qui fait partie d’un recueil d’oracles écrits par divers prophètes après le retour d’exil de Babylone (538). On appelle Trito-Isaïe cette partie des écrits réunis sous le nom d’Isaïe allant des chapitre 56 à 66. Les rapatriés ont retrouvé un pays ravagé matériellement, socialement et religieusement.
« Nous attendons la lumière, et voici les ténèbres ; la clarté, et nous marchons dans l’obscurité. » (Is 59, 9)
« Mais ce sont vos crimes qui font la séparation entre vous et votre Dieu : vos péchés vous cachent son visage et l’empêchent de vous entendre. » (Is 59, 2)
Et pourtant les prophètes annoncent un avenir plus radieux :
Est-ce que moi, j’ouvrirais un passage à la vie, et je ne ferais pas enfanter ? – dit le Seigneur. Moi qui fais enfanter, je fermerais le passage de la vie ? – dit ton Dieu. (Is 66, 9)
Brisant les oppositions guerrières, les nations se verront appelées à se joindre à la communauté des Fils d’Israël réunie dans le Temple rétabli de la nouvelle Jérusalem
… Moi, je viens rassembler toutes les nations, de toute langue. Elles viendront et verront ma gloire :
je mettrai chez elles un signe ! Et, du milieu d’elles, j’enverrai des rescapés vers les nations, vers Tarsis, Pouth et Loud, Mèshek, Rosh, Toubal et Yavane, vers les îles lointaines qui n’ont rien entendu de ma renommée, qui n’ont pas vu ma gloire ; ma gloire, ces rescapés l’annonceront parmi les nations.
Et, de toutes les nations, ils ramèneront tous vos frères, en offrande au Seigneur, sur des chevaux et des chariots, en litière, à dos de mulets et de dromadaires, jusqu’à ma montagne sainte, à Jérusalem, – dit le Seigneur. On les portera comme l’offrande qu’apportent les fils d’Israël, dans des vases purs, à la Maison du Seigneur. (Is 66, 18-20)
C’est cette entrée joyeuse dans le nouveau temple de la communauté d’Israël ouverte aux prosélytes qu’a retenue notre introït en l’adaptant à la communauté chrétienne rassemblée par son Dieu miséricordieux dans l’attente de la joie pascale, anticipation de celle de la Jérusalem céleste, à laquelle participeront les nouveaux baptisés « portés sur la hanche », « nourris de son lait ».
10 Réjouissez-vous avec Jérusalem et jubilez à cause d’elle, vous tous qui l’aimez ; soyez avec elle transportés d’allégresse, vous tous qui menez son deuil,
11 afin d’être allaités jusqu’au rassasiement à la mamelle de ses consolations, afin de sucer avec délices le sein de sa gloire.
12 Car ainsi parle Yahvé : voici que je dirige vers elle la prospérité comme un fleuve et l’opulence des nations comme un torrent débordé. Ses nourrissons seront portés sur la hanche et caressés sur les genoux.
13 Comme un homme que sa mère console, ainsi moi je vous consolerai, et dans Jérusalem vous serez consolés.
(Is 66, 10-13, Traduction Osty)
Comme des enfants nouveau-nés, soyez avides du lait non dénaturé de la Parole qui vous fera grandir pour arriver au salut, puisque vous avez goûté combien le Seigneur est bon. (1 P 2, 2-3)
Cette citation de la première épitre de Pierre constitue le texte de l’introït du dimanche dans l’octave de Pâques, « Quasimodo geniti infantes », où les nouveaux baptisés, nouveau-nés spirituellement, quittent les vêtements blancs de leur baptême et sont invités à continuer à aller avec joie dans la maison du Seigneur pour se nourrir du lait de la Parole et de son eucharistie. Elle doit nous servir de guide pour la compréhension et la traduction de notre introït « Laetare » qui annonce les joies pascales à venir.
Réjouis-toi, Jérusalem,
Faites communauté vous qui l’aimez
Réjouissez-vous avec allégresse
Vous qui étiez dans la tristesse, exultez, soyez rassasiés aux mamelles de la consolation.
V/ J’étais dans la joie quand on m’a dit : « Allons à la maison du Seigneur. »
Dans cette traduction du texte latin de l’introït j’ai cherché à conserver l’image de « faire communauté » qui fait allusion à l’accueil des nations et des nouveaux baptisés.
Conventum facite – « faites communauté » - est calqué avec un sens plus restrictif sur le grec de la Septante - panègyrisate – verbe qui signifie « se rassembler pour une fête ». Il faut l’entrevoir dans le contexte de cet introït, chant d’entrée, avec un sens de rassemblement, communauté, liturgique.
J’ai pris la signification première de uberibus qui vient de uber, la mamelle. Cette image de nourriture avec du lait est fréquente dans l’AT ; l’on la retrouve aussi utilisée par Pierre (1 P 2, 2-3) dont le texte est repris dans l’introït du dimanche après Pâques à propos des nouveaux baptisés appelés à être avides du lait de la Parole. Cette traduction correspond davantage à l’esprit de celle d’Osty établie d’après le texte hébreu et qui ne refuse pas d’utiliser les mots mamelle et sein en contradiction avec une certaine pudibonderie affadissante des traductions de la Bible liturgique ou du missel Feder.
Le lait et le miel sont souvent associés dans une même symbolique. On pourra à ce sujet se reporter à mon article « Un pays ruisselant de lait et de miel » : http://www.bible-parole-et-paroles.com/2018/09/un-pays-ruisselant-de-lait-et-de-miel.html
Ces remarques pourraient paraître secondaires mais elles ont leur importance pour saisir pleinement le sens liturgique du texte de l’introït et le lien entre celui-ci et la mélodie grégorienne.
Ainsi parle le Seigneur : Oui, voici : je vais créer un ciel nouveau et une terre nouvelle, on ne se souviendra plus du passé, il ne reviendra plus à l’esprit.
Soyez plutôt dans la joie, exultez sans fin pour ce que je crée. Car je vais recréer Jérusalem, pour qu’elle soit exultation, et que son peuple devienne joie.
J’exulterai en Jérusalem, je trouverai ma joie dans mon peuple. On n’y entendra plus de pleurs ni de cris. (Is 65, 17-19)
Einsiedeln, Stiftsbibliothek, Codex 121(1151), p. 147 – Graduale – Notkeri Sequentiae
Ce manuscrit de Einsiedeln (10ème siècle) montre les neumes dessinés au-dessus du texte latin. Le "E 147" (Einsiedeln p. 147) inscrit en marge de la transcription solesmienne ci-dessous indique justement la provenance de l'appareil neumatique transcrit au-dessous de la notation établie par les moines. L'écriture neumatique peut être considérée comme la mise en espace sonore du texte de la Parole.
La mélodie grégorienne
Première phrase
La mélodie relève ici du cinquième mode qualifié par les auteurs anciens de « Laetus » (joyeux). Notre introït commence justement par « Laetare » (Réjouis-toi). La première incise parcourt la quinte favorite du mode fa-do avec d’abord un mélisme de type alleluiatique sur laetare (fa-sib-sol-la-sol-fa) qui fait penser à la fin du célèbre Alleluia de la messe de la vigile pascale (sol-do-la-si-la-la-sol). Après ce mélisme, Ierusalem est lancé dans un élan syllabique sur la quinte fa-do (fa-sol-la-do-do) ; une bivirga (deux do consécutifs) lui donne un peu d’écho.
Le style mélismatique (= avec de nombreux ornements) prévaut ensuite jusqu’à la fin de la première phrase autour du do, corde principale du mode avec montée au mi au sein d’une ornementation (do-mi-ré-do-si) répétée sur conventum et facite, mettant l’accent sur l’invitation pressante à se rassembler dans la joie (voir plus haut). La tristropha (3 mêmes notes consécutivement) sur le do (facite) reproduit le même effet d’écho que sur la finale de Ierusalem avant la cadence intermédiaire (la-si-la).
La troisième incise de la première phrase tout en gardant un caractère mélismatique va tempérer l’élan initial : la mélodie va se déployer entre fa et un si bémol qui donne une impression plus recueillie d’intimité entre les fidèles et « leur » Jérusalem. Dans le même esprit, on retrouve le même motif en notes conjointes sur diligitis (sol-la-sib-sol) et eam (fa-sol-la-sol-fa), formant une cadence allant d’une tierce mineure (sol-sib) à une tierce majeure (fa-la) dont le caractère apaisant se prolonge (sol-sol-fa) s’achevant sur le fa, note finale du mode.
Deuxième phrase
Don Gajard **, dans son étude sur cet introït propose de supprimer dans l’édition actuelle des bémols à certains si qui lui paraissent avoir été ajoutés pour en quelque sorte « moderniser » la mélodie assise sur un mode dont on peut présumer l’ancienneté. Il propose en particulier de le faire dans la deuxième phrase et de reprendre les si bémol à partir de ab uberibus, apportant ainsi une plus grande force au texte par une meilleure cohérence modale.
« Ainsi, rien ne vient diminuer la portée de cet appel à la joie qu’est le Laetare : tout y reste lumineux, y compris l’idée de la souffrance [in tristitia], remise à sa vraie place. Ut absorbeatur mors a vita (pour que la mort soit engloutie par la vie). Sent-on quel tonique pour l’âme est la grande prière catholique ainsi ramenée à sa pureté originelle ? »
La vivacité du gaudete initial de la 1ère incise s’enrichit du développement mélismatique de cum laetitia pour relancer le caractère joyeux. L’évocation de la tristesse passée est évoquée discrètement en un discours contenu le fa et le do (sauf un ré ornemental) ; le développement mélismatique semblable sur tristitia et sur fuistis (la-sol-la-si-la-si-si-la) semble rappeler la longueur de l’exil et la langueur du peuple.
Nouvel élan de la joie au début de la deuxième incise avec exsultetis qui bondit jusqu’au mi dans une formule mélodique (do-mi-ré-ré-do) assez voisine de conventum (do-mi-ré-do-si). La tristropha sur et met en valeur par avance un joyeux satiemini qui monte aussi au mi et avec une ornementation développée.
La joie va ensuite se faire plus intime et douce : les si bémol sont maintenus. Dans sa traduction le « Psautier de Ligugé » traduit élégamment ce passage, rappelant l’image d’un nourrisson apaisé par le lait de sa mère : « Vous serez allaités sur son sein, rassasiés de ses consolations ».
Uberibus ne manque pas d’élan, mais tout en douceur, avec la quarte sol-do que nous retrouvons aussi exprimée deux fois (sol-la-la-do) dans consolationis bien développé neumatiquement. La deuxième phrase se termine sur le même motif que la première avec une cadence déjà amorcée dans l’avant dernier mot consolationis (sol-la-sib-la-sol - fa-sol-la-sol-fa-sol-sol-fa)
** Don Gajard, « Les plus belles mélodies grégoriennes » (Ed. Solesmes 1985, p. 89-96)
Cet introït réunit dans un discours très cohérent et vivant une joie exubérante et une joie plus intime qui marque la résilience de tristesses passées grâce une consolation toute maternelle.
Comment ne pas évoquer alors ce retour du Fils prodigue, pleurant sur son passé, accueilli « maternellement » par son père, comme le raconte l’évangile de ce jour :
… son père l’aperçut et fut saisi de compassion ; il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers …
Allez chercher le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons,
car mon fils que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé.” Et ils commencèrent à festoyer. (Lc 15, 20.23-24)
On pourra se reporter à mon article où je commente cette parabole : http://www.bible-parole-et-paroles.com/2015/02/la-reconciliation-1.html
Comme interprétation j’ai choisi
- Par une voix soliste (avec défilement de la mélodie grégorienne) : https://www.youtube.com/watch?v=IXhIPtK9ABc
- Par les moines de Solesmes : https://www.youtube.com/watch?v=gIvE3RYkDCY
Complément
Laetare Ierusalem mis en musique par Andrea Gabrieli (1533-1585) : https://www.youtube.com/watch?v=Yux8Ayj0Q3s
Photos ci-dessus :
Porrentruy, Bibliothèque cantonale jurassienne, Ms 18, graduel de l'abbaye de Bellelay, p. 122-123.
On peut voir le début de l’introït Laetare en bas de la page 122 et la suite en haut de la page 123.
La notation messine du manuscrit de l’abbaye de Bellelay
« Le graduel de l’abbaye de Bellelay est l’un des premiers manuscrits prémontrés. Il a été rédigé vers 1140-1150 dans un scriptorium du nord de la France, là où l’ordre prémontré a connu sa première expansion. Le manuscrit est ensuite parvenu à Bellelay (Jura suisse) où il est demeuré jusqu’au XVIII° siècle.
Le manuscrit est noté en notation messine, sur quatre lignes guidoniennes avec indication des clés au début des systèmes. A la diastématie ** déjà présente dans ce type de notation, il offre davantage de précision en combinant la souplesse de l’écriture neumatique et la rigueur d’un système théorique permettant de rendre compte exactement des hauteurs, en principe ».
** Diastématie : représentation des intervalles sur une hauteur fictive ou figurée par une ou plusieurs lignes. Les neumes diastématiques cherchent alors à rendre compte de la hauteur des sons.
(Olivier Cullin, « L’image musique », Fayard 2006, p. 95)
Photo ci-dessus :
Bartolomé Esteban Murillo (1617-1682), « Retour du fils prodigue » (1667-1670), huile sur toile (236x262 cm), National Gallery of Art (Photo Wikimedia commons)