Parole et paroles
"Oui de même que la pluie tombe
ou la neige des ciels
et n‘y remonte pas
sans avoir abreuvé la terre
sans l’avoir fécondée, sans l’avoir fait germer
pour donner des semences au semeur
et du pain à qui veut manger
de même la parole jaillie de ma bouche
ne revient pas vide
sans avoir produit ce qui me plait
sans avoir rempli sa mission –
oui dans la joie vous sortirez
dans la paix vous serez menés
devant vous montagnes et collines résonneront de cris
même les arbres applaudiront
des cyprès où poussaient les ronces
où poussaient les chardons, des myrtes
pour Yhwh, pour son nom :
un signe jamais retranché. "
Isaïe 55 10,13
(Traduction de la "Bible Bayard")
Dès la création du monde, la Parole de Dieu a créé une nature généreuse signe de son alliance avec les hommes. De même que la pluie ou la neige abreuve et féconde la terre avant de remonter en s’évaporant au ciel, la Parole de Dieu continue de jaillir et descendre sur les hommes, leur donne leur pain, paix et joie et revient au ciel sous la forme d’une louange à la fidélité de Dieu à laquelle participe la nature. La Parole se fait dialogue, signe de l’Alliance s’accomplissant dans le retour à une nature pacifiée et joyeuse, sans ronces ni chardons. La Parole s’adresse à des hommes incarnés dans une histoire et leurs représentations intellectuelles et psychologiques. Proclamée publiquement, elle prend sens aussi à travers le destin d’une communauté.
Cette expérience existentielle se transmettra oralement, puis peu à peu par écrit avec le développement de l’écriture. Elle est réinterprétée ensuite au gré des évolutions par rapport au contexte initial. La Parole est révélation, elle fait autorité et propose un cadre de vie à ceux qui veulent faire alliance. Des tables de la Loi gravées dans la pierre sa transcription écrite passera par tous les supports jusqu’à son incarnation dans la personne de Jésus, Verbe fait chair. C’est bien là le message de Jésus : la Parole enfermée dans des commentaires de plus en plus étroits et traduits en prescriptions religieuses de plus en plus pointilleuses devient stérile. Combien de fois Jésus mit-il les docteurs de la Loi en difficulté sur leurs interprétations fausses ou étriquées de la Parole. Sous les paroles d’une expression le plus souvent poétique, il faut discerner la Parole, chemin de vie et de vérité.
La transmission des textes bibliques
En ce qui concerne le Nouveau Testament, le plus ancien fragment de papyrus date d’environ 125 de notre ère et contient cinq versets de l’Evangile de Jean. Ensuite, nous possédons 30 feuilles d’un papyrus daté d’environ 250 et contenant des fragments des quatre évangiles et des Actes. Du milieu du 4ème siècle nous sont parvenus les codex Sinaïticus et Vaticanus qui possèdent l’intégralité du Nouveau Testament.
Les spécialistes datent les premières rédactions des évangiles entre 50 et 90. En trois-cents ans, des modifications et des ajouts ont été effectués sur les premiers manuscrits. Les exégètes se livrent à une véritable recherche archéologique dans ce qu’on pourrait appeler les « couches stratigraphiques » des textes en notre possession. Déjà, nous voyons des similitudes et des différences évidentes entre les quatre évangiles. L’Eglise des premiers siècles a eu raison de retenir plusieurs textes dans le canon officiel au 4° siècle. C’était reconnaître honnêtement la multiplicité possible des points de vue, et des sensibilités par rapport à la vie et aux paroles de Jésus. Quelle a été la teneur exacte de ses paroles ? Quels paroles et faits ont-ils été éventuellement laissés de côté qui intéressaient peu les premiers témoins et qui maintenant auraient de l’importance pour nous ?
Les évangiles ne sont pas des livres d’histoire au sens moderne du terme. Chaque évangéliste s’adressait à un type de communauté. Pour essayer de découvrir le vrai Jésus, il faut aussi savoir « lire entre les lignes » de ces évangiles et montrer une fraîcheur d’esprit qui oublie un peu tout ce qui a déjà été dit, quitte à y revenir ensuite. L’histoire rédactionnelle du Nouveau Testament n’a pu échapper à la tradition juive de transmission et d’interprétation continue des Ecritures, laquelle faisait appel (et c’est toujours ainsi) davantage au questionnement qu’au souci d’avoir un texte ou une interprétation définitifs.
Une lecture de la bible longtemps interdite
"Joie des êtres compatissants,
Ils éveilleront la compassion.
Joie des conciliateurs,
Ils seront appelés enfants de Dieu".
Evangile de Matthieu 5 7, 9
"La Pâque juive approchant, Jésus monte à Jérusalem. Il découvre la cour du Temple envahie de marchands de bœufs, de moutons, de colombes, et les changeurs installés. Il se fabrique alors un fouet de cordes et les chasse du Temple, tous, bœufs et moutons compris, il répand la monnaie des changeurs, renverse leurs tables et dit aux marchands de colombes : « Ôtez-moi ça de là. Ne faites plus jamais de la maison de mon père une maison de commerce. »
Evangile de Jean 2 13-16
Nous pouvons être surpris par cette apparente contradiction entre ces deux passages des évangiles, que l’on peut retrouver en d’autres endroits. La Parole est aussi paradoxale ; elle ne s’impose pas comme une évidence qui force l’adhésion personnelle et enferme ensuite dans une attitude qui peut devenir sectaire. Le paradoxe nous renvoie à notre propre expérience. « La foi n’est pas une croyance mais une expérience » disait Sainte Thérèse de Lisieux.
Il est significatif que l’Eglise romaine ait empêché longtemps la traduction de la bible en langue vernaculaire et sa large diffusion. Dans les années 1930, il était encore interdit à un jeune homme de lire la bible seul ou même d’en posséder un exemplaire. Pour l’institution ne comptait finalement plus que la Tradition convertie en dogmes de foi transcrits dans un catéchisme. C’est bien là le mérite de Luther, dans le cadre de la contestation de l’institution ecclésiale de son temps, d’avoir voulu remettre les Ecritures au centre de la vie des fidèles. Il faudra attendre plus de trois siècles et surtout le concile Vatican II (déclaration « Dei verbum » de 1965) pour que l’Eglise romaine incite les fidèles à redécouvrir la Parole.
Interprétation et tradition dogmatique
"Hypocrites ! Isaïe vous a décrits à merveille en prophétisant : « Ce peuple m’honore avec les lèvres mais son cœur est loin de moi. Le culte qu’il me rend est vain. Il n’enseigne que ce qu’enseigne l’homme. » Vous avez délaissé le commandement de Dieu pour la tradition des hommes. Au nom de cette tradition, vous violez allègrement le commandement de Dieu. Car Moïse a dit : « Honore ton père et ta mère. » Et aussi : « Que celui qui offense père et mère soit puni de mort. » Alors que, pour vous, il suffit qu’un homme dise à son père ou à sa mère : « le secours que tu attendais de moi, je le déclare « korban » (c’est-à-dire offrande sacrée), et le voilà dispensé de secourir son père ou sa mère ! Avec cette tradition que vous vous êtes transmise, vous bafouez la parole de Dieu. Et vous en faites beaucoup du même genre."
Evangile de Marc 7 6-13
En fait, la Parole reste interprétée en fonction de la Tradition dogmatique. C’est bien ce que Benoit XVI confirme en disant que la méthode historico-critique connait ses limites et qu’il faut de nouveau interpréter les écritures à la lumière de la théologie. Autant Joseph Ratzinger, si on le lit un peu entre les lignes, peut ménager certaines ouvertures, autant Benoit XVI s’inquiète-t-il de préserver le dépôt de la Foi. Certes la dialectique est un bon moyen d’approcher la vérité mais, dans le contexte romain, Benoît prime sans aucun doute sur Joseph. Pour confirmer notre propos, nous citerons un extrait de l’entretien télévisuel diffusé par Kto TV le 28 octobre 2012 où le cardinal Ouellet, préfet de la Congrégation des Evêques conclut ainsi son compte rendu du dernier synode romain : «… Ainsi nous deviendrons tous ensemble plus crédibles pour les gens qui veulent écouter de nouveau ce que l’Eglise, à travers la parole de Dieu, a à nous dire. » L’Eglise romaine se sert de la Parole de Dieu pour s’auto-justifier sans aucun complexe, en quelque sorte elle est Dieu.
La Parole incarnée
Si elle considère bien le christianisme comme une religion de la Parole et non du Livre, l’Eglise romaine a encore beaucoup de mal à considérer la Parole comme essentiellement vivante. Certes, elle tient maintenant compte du contexte historique et littéraire de son écriture mais elle se refuse encore, par exemple, à la placer sous le regard de de la psychologie des profondeurs comme l’a proposé d’une manière très argumentée et poétique le théologien allemand Eugen Drewermann. Celui-ci a ébranlé un certain nombre de certitudes bien pensantes et rassurantes, ce qui lui a valu d’être frappé d’interdit (« à l’index » ou « excommunié » aurait-on dit en d’autres temps) de manière dédaigneuse et peu charitable par les autorités romaines. Sans que ses idées soient toutes adoptées, ce que, dans son humilité, il ne souhaite certainement pas, il n’est pas compréhensible, dans le cadre d’une éthique de recherche de la vérité ou d’une simple honnêteté intellectuelle, que des commentaires des écritures approuvés ou publiés par les plus hautes autorités, ignorent complètement ou balaient d’un revers de manche, ses thèses très étayées comme celles d'autres exégètes non conformistes qui utilisent les méthodes actuelles d'analyse textuelle. Sans doute faudra-t-il attendre trois ou quatre cents ans, ou dans le meilleur des cas, un concile Vatican III ou IV, pour voir leurs thèses prises en considération (on se rappelle que Vatican II, sous l’inspiration de Jean XXIII, Paul VI et quelques évêques à la culture théologique un peu ouverte, a accueilli comme experts des théologiens réprouvés quelques années auparavant).
Pourquoi Jésus, reconnu comme Christ Fils unique de Dieu, n’aurait-il pas rédigé lui-même sa bonne nouvelle à destination des générations à venir comme le lui permettaient les moyens techniques de transmission écrite de son époque ? Si son intention était de nous transmettre dans une chronologie historique des vérités intangibles, il l’aurait sans doute fait. Mais s’il était la Parole faite chair, il devait alors vivre l’incarnation jusqu’au bout. Plus encore que ses paroles plus ou bien moins bien retenues, transcrites, interprétées, c’est le témoignage d’une vie d’amour qu’il voulait transmettre. A chacun de le recevoir dans le contexte de son époque et ses dispositions, de le réincarner dans sa chair, avec l’aide de l’Esprit et au sein d’une communauté se réclamant de son testament.
La Parole incarnée a pris le risque des limites humaines. Nier ces limites c’est nier l’incarnation. Nier toute véritable évolution dans la manière d’interpréter le Nouveau Testament, c’est refuser l’incarnation, pour lui préférer des tables de pierre.
"Vivante, en effet, est la parole de Dieu.
Vigoureuse et plus acérée que n’importe quelle épée à double tranchant,
elle se fiche jusqu’au point de séparation entre âme et esprit, articulations et moelle,
et démêle ainsi les désirs et les pensées du cœur.
Aussi bien n’est-il pas de créature qui échappe à sa vue :
tout est mis à nu et à découvert aux yeux de celui à qui nous devons rendre compte. "
Epître de Paul aux Hébreux 4 12-13