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La tempête apaisée

35 Ce jour-là, le soir venu, il dit à ses disciples : « Passons sur l’autre rive. »

36 Quittant la foule, ils emmenèrent Jésus, comme il était, dans la barque, et d’autres barques l’accompagnaient.

37 Survient une violente tempête. Les vagues se jetaient sur la barque, si bien que déjà elle se remplissait.

38 Lui dormait sur le coussin à l’arrière. Les disciples le réveillent et lui disent : « Maître, nous sommes perdus ; cela ne te fait rien ? »

39 Réveillé, il menaça le vent et dit à la mer : « Silence, tais-toi ! » Le vent tomba, et il se fit un grand calme.

40 Jésus leur dit : « Pourquoi êtes-vous si craintifs ? N’avez-vous pas encore la foi ? »

41 Saisis d’une grande crainte, ils se disaient entre eux : « Qui est-il donc, celui-ci, pour que même le vent et la mer lui obéissent ? »

(Marc 4, 35-41, Traduction Bible liturgique)

 

Parallèles : Mt 8, 23-27 (https://www.aelf.org/bible/Mt/8) et Lc 8, 22-25 (https://www.aelf.org/bible/Lc/8)

 

La barque

 

La barque est un élément important dans les évangiles (cité 18 fois par Marc, 13 fois par Matthieu, 8 fois par Luc et 9 fois par Jean)  c’est alors qu’ils sont dans leur barque de pêcheurs que Jésus invite Jacques et Jean à le suivre :

 

19 Jésus avança un peu et il vit Jacques, fils de Zébédée, et son frère Jean, qui étaient dans la barque et réparaient les filets.

20 Aussitôt, Jésus les appela. Alors, laissant dans la barque leur père Zébédée avec ses ouvriers, ils partirent à sa suite.

(Mc 1, 19-20)

 

La barque est un moyen pour Jésus et ses disciples de se déplacer mais aussi d’échapper à la foule qui se précipite sur lui :

 

09 Il dit à ses disciples de tenir une barque à sa disposition pour que la foule ne l’écrase pas.

10 Car il avait fait beaucoup de guérisons, si bien que tous ceux qui souffraient de quelque mal se précipitaient sur lui pour le toucher.

(Mc 3, 9-10)

 

Pour la même raison c’est aussi d’une barque qu’il délivre son enseignement :

 

01 Jésus se mit de nouveau à enseigner au bord de la mer de Galilée. Une foule très nombreuse se rassembla auprès de lui, si bien qu’il monta dans une barque où il s’assit. Il était sur la mer, et toute la foule était près de la mer, sur le rivage.

02 Il leur enseignait beaucoup de choses en paraboles …

(Mc 4, 1-2)

 

Le début de notre péricope (passage retenu pour l’étude) fait allusion à de telles circonstances :

 

35 Ce jour-là, le soir venu, il dit à ses disciples : « Passons sur l’autre rive. »

36 Quittant la foule, ils emmenèrent Jésus, comme il était, dans la barque, et d’autres barques l’accompagnaient.

 

Jésus est dans une barque d’où il vient de proclamer la parabole du grain de sénevé (Mc 4, 30-32). Parmi la foule qui l’écoutait certains doivent posséder une barque et ils cherchent à le suivre. Que deviennent-ils ensuite ? L’évangile ne le dit pas ; sans doute sont-ils dispersés par la tempête.

 

La barque est le symbole du voyage en particulier vers l’au-delà. Dans l’Egypte ancienne, le défunt descend dans le monde inférieur sur une barque sacrée voguant parmi de multiples périls. Dans la mythologie grecque c’est Charon qui pilotait la barque pour mener les morts aux enfers.

 

De ce point de vue, si la barque conduit à une autre vie à travers des épreuves, elle représente aussi une sécurité comme la tradition biblique le montre à travers l’épisode de l’arche de Noé qui préfigure l’Eglise dans la Patristique.

 

« Il y a plaisir d’être dans un vaisseau battu de l’orage lorsqu’on est assuré qu’il ne périra point ; les persécutions qui travaillent l’Église sont de cette nature ».

(Pascal, Pensées diverses IV)

 

Si Jésus semblait « mort de fatigue » sur son coussin à l’arrière de la barque (il ne percevait en rien le déchaînement de la tempête, cf. v. 38), les disciples, eux, étaient « morts de peur ».

En fait, dans cet épisode tempêtueux, de quelle mort s’agit-il ?

Photo d'entête : Eugène Delacroix (1798-1863), « Christ sur le lac de Génésareth » (1854). (photo Wikimedia commons)

Ludoff Backhuysen (1630-1708), "Christ sur le lac de Galilée dans une tempête" (1635), huile sur toile 58,4x72,3 cm (Photo Wikimedia commons)

Ludoff Backhuysen (1630-1708), "Christ sur le lac de Galilée dans une tempête" (1635), huile sur toile 58,4x72,3 cm (Photo Wikimedia commons)

Survient une violente tempête (v. 37)

 

Nous ne pouvons déterminer le degré exact d’historicité de cet épisode tempétueux qui prend place de manière diverse selon chez les évangiles ; Luc et Matthieu l’ont retenu du texte de Marc. Il s’intègre aisément au cours de la prédication et des guérisons de Jésus. Que s’est-il passé réellement ? Quelles ont été les paroles exactes de Jésus ?

Il semble que le lac de Génésareth ici traversé connaît, de par sa configuration topographique de fortes tempêtes arrivant et disparaissant tout aussi brusquement. Il n’y a donc rien d’extraordinaire dans cet événement certainement vécu par Jésus et ses disciples. Marc l’a retenu pour manifester la puissance du Fils de Dieu qu’il partage avec son père en utilisant une figure littéraire courante - celle de la tempête au cours d’une traversée – que l’on retrouve à de multiples reprises dans la littérature antique. Homère fait traverser pas moins de six tempêtes à Ulysse dans son Odyssée.

 

Sans doute Marc s’est-il inspiré du Livre de Jonas et des psaumes pour relater dans une forme plus littéraire qu’historique cette expérience forte vécue par Jésus et ses disciples sur le lac de Génésareth. Marc a recherché par des paroles à transmettre la Parole initiatrice de la vraie foi.

 

« N’avez-vous pas encore la foi ? » (v. 40)

Rembrandt (1606-1669), "Le Christ dans la tempête sur la mer de Galilée" (1663), huile sur toile 160x128 cm (photo Wikimedia commons)

Rembrandt (1606-1669), "Le Christ dans la tempête sur la mer de Galilée" (1663), huile sur toile 160x128 cm (photo Wikimedia commons)

Un midrash du livre de Jonas, du psaume 107 et autres …

 

Les textes évangéliques appartiennent à la culture hébraïque du midrash. Les nouveaux récits se construisent sur le terreau des récits antérieurs en apportant des éléments nouveaux. Ceux-ci éclairent ceux-là comme ceux-là reçoivent un nouvel éclairage par ceux-ci. C’est la parole qui crée la réalité. L’histoire ne s’appuie pas sur nos critères d’historicité d’aujourd’hui. Elle est appelée avant tout à faire sens dans le contexte où elle est reçue.

 

Au Livre de Jonas

 

04 Mais le Seigneur lança sur la mer un vent violent, et il s’éleva une grande tempête, au point que le navire menaçait de se briser.

05 Les matelots prirent peur ; ils crièrent chacun vers son dieu et, pour s’alléger, lancèrent la cargaison à la mer. Or, Jonas était descendu dans la cale du navire, il s’était couché et dormait d’un sommeil mystérieux.

06 Le capitaine alla le trouver et lui dit : « Qu’est-ce que tu fais ? Tu dors ? Lève-toi ! Invoque ton dieu. Peut-être que ce dieu s’occupera de nous pour nous empêcher de périr. »

(Jon 1, 4-6)

 

37 Survient une violente tempête. Les vagues se jetaient sur la barque, si bien que déjà elle se remplissait.

38 Lui dormait sur le coussin à l’arrière. Les disciples le réveillent et lui disent : « Maître, nous sommes perdus ; cela ne te fait rien ? »

(Marc 4, 36-37)

 

Du chapitre 1 du livre de Jonas, Marc retient : la violence de la tempête, la peur des matelots, Jonas qui dort d’un sommeil mystérieux (chez Marc le sommeil de Jésus apparaît bien mystérieux alors que la barque se remplit d’eau), le capitaine qui va réveiller Jonas et lui demande « qu’est-ce que tu fais ? »

 

Au psaume 107

 

23 Certains, embarqués sur des navires, occupés à leur travail en haute mer,

24 ont vu les oeuvres du Seigneur et ses merveilles parmi les océans.

25 Il parle, et provoque la tempête, un vent qui soulève les vagues :

26 portés jusqu'au ciel, retombant aux abîmes, ils étaient malades à rendre l'âme ;

27 ils tournoyaient, titubaient comme des ivrognes : leur sagesse était engloutie.

28 Dans leur angoisse, ils ont crié vers le Seigneur, et lui les a tirés de la détresse,

29 réduisant la tempête au silence, faisant taire les vagues.

30 Ils se réjouissent de les voir s'apaiser, d'être conduits au port qu'ils désiraient.

(Psaume 107, 23-30)

 

37 Survient une violente tempête. Les vagues se jetaient sur la barque, si bien que déjà elle se remplissait.

38 Lui dormait sur le coussin à l’arrière. Les disciples le réveillent et lui disent : « Maître, nous sommes perdus ; cela ne te fait rien ? »

39 Réveillé, il menaça le vent et dit à la mer : « Silence, tais-toi ! » Le vent tomba, et il se fit un grand calme.

(Marc 4, 37-39)

 

Le psaume 107 s’attache à décrire avec force détails la détresse des marins. Marc en retient la violence de la tempête et des vagues dont il est dit précisément qu’elle est voulue par Dieu (Ps 107, 25 et Jon 1, 4), précision que Marc laisse de côté – nous y reviendrons. Marc retient aussi l’angoisse des marins.

 

A ce psaume 107 on pourrait ajouter comme référence Ps 44, 24 :

24 Réveille-toi ! Pourquoi dors-tu, Seigneur ? Lève-toi ! Ne nous rejette pas pour toujours.

 

Et Is 51, 9 :

09 Éveille-toi, éveille-toi, revêts-toi de force, bras du Seigneur ! Éveille-toi comme aux jours anciens, au temps des générations d’autrefois. N’est-ce pas toi qui taillas en pièces Rahab, qui transperças le Monstre marin ?

 

Et Ps 78, 65-66 :

65 Le Seigneur, tel un dormeur qui s'éveille, tel un guerrier que le vin ragaillardit,

66 frappe l'ennemi à revers et le livre pour toujours à la honte.

 

Et Ps 89, 10 :

10 C'est toi qui maîtrises l'orgueil de la mer ; quand ses flots se soulèvent, c'est toi qui les apaises.

 

Vers la moitié du 2ème siècle, le christianisme cherche à affirmer son identité par rapport au judaïsme qui se maintient, en proclamant qu’il est le « véritable Israël » (Verus Israel) qui remplace l'« ancien Israël » (Vetus Israel). Cela aboutira à la théologie de la substitution où le christianisme, nouvel Israël, a vocation à remplacer le judaïsme … en le persécutant au besoin comme les siècles suivants le montreront.

Dans ce cadre, l’Ancien Testament annonce le Nouveau testament. C’est ce qui apparaît déjà chez Luc qui s’applique à construire en forme d’apologie une Histoire du christianisme naissant à travers la vie de Jésus (Evangile) et celle des premières communautés (Actes).

Dans sa dernière apparition aux apôtres avant son Ascension, Luc est le seul évangéliste à prêter à Jésus même ces propos :

 

44 Puis il leur déclara : « Voici les paroles que je vous ai dites quand j’étais encore avec vous : Il faut que s’accomplisse tout ce qui a été écrit à mon sujet dans la loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes. »

45 Alors il ouvrit leur intelligence à la compréhension des Écritures.

46 Il leur dit : « Ainsi est-il écrit que le Christ souffrirait, qu’il ressusciterait d’entre les morts le troisième jour,

47 et que la conversion serait proclamée en son nom, pour le pardon des péchés, à toutes les nations, en commençant par Jérusalem.

48 À vous d’en être les témoins.

(Luc 24, 44-48)

 

Cette prédication s’adresse à toutes les nations ; les Ecritures transmises et constamment interprétées par les juifs n’ont vocation qu’à proclamer la conversion.

 

En fait de plus en plus nombreux sont ceux qui pensent au contraire que les écrits vétérotestamentaires ont servi d’inspiration aux évangélistes pour transcrire l’expérience transmise par les témoins de la vie de Jésus. Il était tout à fait normal que ces juifs pratiquants qu’étaient encore les premiers chrétiens perpétuent la tradition midrashique qui était le fondement des Ecritures.

 

 

Jonas, figure christique

 

Les marins s’adressent dans le psaume 107 directement au Seigneur (v. 28) qui a provoqué la tempête (v. 25) pour les tirer de leur détresse. Par contre Marc n’imagine pas une cause divine au déchaînement de la mer et laisse entendre que Jésus a tous les pouvoirs du Créateur pour l’arrêter.

Dans le livre de Jonas c’est aussi le Seigneur qui provoque la tempête parce que Jonas n’a pas obéi à son ordre d’aller à Ninive (Jon 1, 1-4).

Jonas, même si son sommeil mystérieux (Jon 1, 5) laisse présager une proximité particulière avec la divinité, ne peut intervenir sur les éléments déchaînés comme le lui demande le capitaine du navire (Jon 1, 6).

Jonas, est désigné par le tirage au sort organisé par les matelots (à cette époque la divinité est censée y intervenir) comme responsable de la tempête (Jon 1, 7) et il propose qu’on le jette à la mer pour qu’elle se calme.

 

11 Ils lui demandèrent : « Qu’est-ce que nous devons faire de toi, pour que la mer se calme autour de nous ? » Car la mer était de plus en plus furieuse.

12 Il leur répondit : « Prenez-moi, jetez-moi à la mer, pour que la mer se calme autour de vous. Car, je le reconnais, c’est à cause de moi que cette grande tempête vous assaille. »

(Jon 1, 11-12)

 

01 Le Seigneur donna l’ordre à un grand poisson d’engloutir Jonas. Jonas demeura dans les entrailles du poisson trois jours et trois nuits.

02 Depuis les entrailles du poisson, il pria le Seigneur son Dieu …

06 Les eaux m’ont assailli jusqu’à l’âme, l’abîme m’a cerné ; les algues m’enveloppent la tête,

07 à la racine des montagnes. Je descendis aux pays dont les verrous m’enfermaient pour toujours ; mais tu retires ma vie de la fosse, Seigneur mon Dieu.

08 Quand mon âme en moi défaillait, je me souvins du Seigneur ; et ma prière parvint jusqu’à toi dans ton temple saint …

11 Alors le Seigneur parla au poisson, et celui-ci rejeta Jonas sur la terre ferme.

(Jonas 2, 1-2. 6-8.11)

 

On peut penser que Marc a aussi retenu ce caractère christique du sacrifice de Jonas qui prend sur lui la responsabilité de la tempête. Caractère encore renforcé par le séjour de trois jours de Jonas dans le ventre de la baleine qui fait penser bien sûr aux trois jours passés par Jésus dans le tombeau.

 

Marc Chagall (1887-1985), "La barque de Jonas" (1977), lithographie 64x47,5, Musée Chagall de Nice (Photo Wikimedia commons)

Marc Chagall (1887-1985), "La barque de Jonas" (1977), lithographie 64x47,5, Musée Chagall de Nice (Photo Wikimedia commons)

La bonne nouvelle de Jésus

 

En fait l’enseignement de Jésus s’inscrit dans un long processus de maturation de la foi juive dont on peut constater une étape décisive dans le Livre de la Sagesse placé sous le patronage du Roi Salomon mais rédigé probablement par un juif d’Alexandrie dans le premier siècle av. J.C. C’est un témoin précieux de la rencontre entre la foi juive et le monde hellénistique. Cette évolution est toutefois visible dans des textes bien antérieurs en particulier certains psaumes.

 

La tempête était censée manifester la toute puissance et la colère de Yhwh mais celui-ci sauve finalement le juste (cf. aussi Jonas, ci-dessus) :

 

25 Il parle, et provoque la tempête, un vent qui soulève les vagues.

28 Dans leur angoisse, ils ont crié vers le Seigneur, et lui les a tirés de la détresse,

29 réduisant la tempête au silence, faisant taire les vagues.

Ps 107, 25.28.29)

 

15 Moi, je suis le Seigneur, ton Dieu, qui soulève la mer et fait mugir ses flots, – son nom est « Le Seigneur de l’univers ». (Is 51, 15)

 

08 Je l’ai bien vu, moi : les laboureurs d’iniquité et les semeurs de misère eux-mêmes la moissonnent.

09 Sous l’haleine de Dieu ils périssent, au souffle de sa colère ils sont anéantis. (Jb 4, 9)

 

16 Alors le fond de la mer se découvrit, les assises du monde apparurent, sous la voix menaçante du Seigneur, au souffle qu’exhalait sa colère.

17 Des hauteurs il tend la main pour me saisir, il me retire du gouffre des eaux.

(2 S 22, 16-17)

 

Cependant le Seigneur n’est pas forcément dans l’ouragan mais parfois dans « le murmure d’une brise légère » (trad. Liturgique), « un bruit de fin silence » traduit la Bible Bayard,

 

11 Le Seigneur dit : « Sors et tiens-toi sur la montagne devant le Seigneur, car il va passer. » À l’approche du Seigneur, il y eut un ouragan, si fort et si violent qu’il fendait les montagnes et brisait les rochers, mais le Seigneur n’était pas dans l’ouragan ; et après l’ouragan, il y eut un tremblement de terre, mais le Seigneur n’était pas dans le tremblement de terre ;

12 et après ce tremblement de terre, un feu, mais le Seigneur n’était pas dans ce feu ; et après ce feu, le murmure d’une brise légère.

13 Aussitôt qu’il l’entendit, Élie se couvrit le visage avec son manteau, il sortit et se tint à l’entrée de la caverne. Alors il entendit une voix qui disait : « Que fais-tu là, Élie ? »

14 Il répondit : « J’éprouve une ardeur jalouse pour toi, Seigneur, Dieu de l’univers. Les fils d’Israël ont abandonné ton Alliance, renversé tes autels, et tué tes prophètes par l’épée ; moi, je suis le seul à être resté et ils cherchent à prendre ma vie. »

1 Rois 19, 11-14

 

… réduisant la tempête au silence, faisant taire les vagues (Ps 107, 29)

 

Réveillé, il menaça le vent et dit à la mer : « Silence, tais-toi ! » Le vent tomba, et il se fit un grand calme. (Mc 4, 39)

 

Ce silence est celui même de Jésus qui dort au plus fort de la tempête et provoque l’ire des disciples :

« Maître, nous sommes perdus ; cela ne te fait rien ? » (Mc 4, 38)

 

Silence aussi de Jésus qui écrit sur le sol sans d’abord répondre aux scribes et pharisiens l’interrogeant au sujet de la lapidation possible d’une femme adultère (Jn 8, 3-11).

 

Le silence est la manifestation de la Sagesse :

 

Puissiez-vous demeurer dans le silence, et que ce soit là votre sagesse !

(Job 13, 5)

 

27 Qui sait tenir sa langue a du discernement ; qui garde son sang-froid est homme de réflexion.

28 S’il se tait, même un sot passe pour sage ; bien malin, celui qui ne dit mot !

(Pr 17, 27-28)

 

C’est faute de sagesse que les hommes s’enfoncent dans la tempête de leur angoisse et périssent :

 

ils tournoyaient, titubaient comme des ivrognes : leur sagesse était engloutie. (Ps 107, 27)

 

19 que dire alors des habitants de ces maisons d’argile, fondées elles-mêmes sur la poussière ! On les écrase comme une teigne ;

20 en l’espace d’un jour, ils sont pulvérisés ; sans qu’on y prenne garde, à jamais ils périssent.

21 Leurs attaches ne sont-elles pas rompues ? Ils meurent, faute de sagesse.” (Job 4, 19-21)

 

La Sagesse doit conduire à construire sa maison, son existence sur le roc :

 

47 Quiconque vient à moi, écoute mes paroles et les met en pratique, je vais vous montrer à qui il ressemble.

48 Il ressemble à celui qui construit une maison. Il a creusé très profond et il a posé les fondations sur le roc. Quand est venue l’inondation, le torrent s’est précipité sur cette maison, mais il n’a pas pu l’ébranler parce qu’elle était bien construite.

49 Mais celui qui a écouté et n’a pas mis en pratique ressemble à celui qui a construit sa maison à même le sol, sans fondations. Le torrent s’est précipité sur elle, et aussitôt elle s’est effondrée ; la destruction de cette maison a été complète. »

(Lc 6, 47-49)

 

Nous retrouvons par ailleurs ici une manifestation de la culture juive du midrash (cf. ci-dessus)

Jonas avalé par le poisson, Enluminure d'un manuscrit de Ishâq al-Nishâpûrî, Histoire des prophètes (1581). BNF Département des manuscrits

Jonas avalé par le poisson, Enluminure d'un manuscrit de Ishâq al-Nishâpûrî, Histoire des prophètes (1581). BNF Département des manuscrits

L’angoisse apaisée

 

« Il n'y a plus d'hommes. Où est Dieu ? »

 

« La nuit descend, voilà des heures qu'il nage, ses forces sont à bout ; ce navire, cette chose lointaine où il y avait des hommes, s'est effacé ; il est seul dans le formidable gouffre crépusculaire, il enfonce, il se roidit, il se tord, il sent au-dessous de lui les vagues monstres de l'invisible ; il appelle.

Il n'y a plus d'hommes. Où est Dieu ?

Il appelle. Quelqu'un ! quelqu'un ! Il appelle toujours. Rien à l'horizon. Rien au ciel. »

(Victor Hugo, Les Misérables, 1re partie, II, 8, voir ci-dessous un passage plus étendu)

 

Dans son livre « La parole et l’angoisse – Commentaire de l’Evangile de Marc » (Desclée De Brouwer, 1995, p. 102-105), le théologien et thérapeute Eugen Drewermann, défend l’intervention de l’interprétation psychanalytique dans le processus exégétique.

« On ne cesse d’objecter à l’interprétation psychanalytique de la Bible qu’elle ‘’ psychologise ‘’ la foi et nie indirectement l’existence d’une ‘’ transcendance ‘’ au-delà du psychique. Rien de plus faux. Mais son éclairage est précieux et même indispensable. Dans le cas de ce récit de la tempête apaisée, elle permet de comprendre les angoisses qui assaillent inévitablement l’homme dès qu’il se trouve confronté à ses propres profondeurs. Il ne se comprend plus, il ne comprend plus le monde, il ne peut que crier son angoisse, et pas d’aide ! Toutes les forces de l’âme auxquelles il n’avait jamais pensé, qu’il avait même si longtemps refoulées dans l’inconscient, commencent à resurgir et menacent de l’engloutir. Le conseil du vrai thérapeute rejoint ici l’attitude de Jésus : dormir et oublier l’angoisse, pour aller puiser une fermeté renouvelée dans les profondeurs, dans le langage des rêves, dans les images du ‘’ sommeil ‘’.

La psychanalyse est précisément ce qui est susceptible de nous faire entrevoir, jusque dans nos songes, que l’homme peut vivre autrement le réel selon qu’il existe ou non une autre ‘’ rive ‘’ au-delà de la mer de l’inconscient. Finalement, c’est en fonction de notre ‘’ manque de foi ‘’, de notre ‘’ peur ‘’ que s’amplifient le grondement de la mer et la force de la lame, et la seule force capable d’arrêter le vent, c’est notre confiance. La psychanalyse ne rend pas la foi superflue ; elle permet au contraire de voir à quel point elle est absolument nécessaire ». (op. cit ; p ; 104-105)

… Il (Dieu) est proche de nous, non seulement quand nous l’appelons, mais en permanence. Il nous sauve, non pas en intervenant spectaculairement de l’extérieur, à la façon d’un deus ex machina du théâtre baroque, mais en nous faisant découvrir sa présence. Il calme l’ouragan et conduit notre bateau sur l’autre rive ». (op. cit. p. 105)

Jan Brueghel l'Ancien (1568-1625), "Le Christ dans la tempête sur la mer de Galilée" (Photo Wikimedia commons)

Jan Brueghel l'Ancien (1568-1625), "Le Christ dans la tempête sur la mer de Galilée" (Photo Wikimedia commons)

Epilogue

 

Comme on peut le constater, cet épisode de la tempête apaisée invite au-delà des interprétations traditionnelles qui en sont données – qui méritent aussi notre intérêt – à envisager des méthodes renouvelées d’analyse des textes bibliques. Celles-ci ne satisfont pas que des ambitions intellectuelles de chercheurs, mais elles permettent d’alimenter notre foi en concordance avec ce que diverses spécialités de la science (histoire, archéologie, analyse littéraire et donc psychanalyse, et bien d’autres encore) ne nous permettent plus d’ignorer.

Nous risquons autrement de développer une attitude rigide appuyée sur des conceptions « tordues » de croyances aboutissant au « dieu pervers » dénoncé par Maurice Bellet (« Le dieu pervers », Ed. Desclée de Brouwer, 1979).

Le refuge actuel de beaucoup dans une religiosité héritée en plus grande partie du 19° s. est sans avenir.

En ce siècle l’Eglise se sentait particulièrement menacée par les tempêtes du modernisme et notre époque met fin définitivement au règne incontesté de l’Eglise depuis quinze siècles. On ferme les portes ouvertes sur la société par le dernier concile et l’on se réfugie dans quelque « arche de Noé » en espérant sortir indemnes de la tempête et en suppliant le Maître d’envoyer des ouvriers dissiper nos angoisses existentielles.

Et lui semble dormir !

 

C’était après la multiplication des pains, une autre nuit avec un vent contraire …

 

45 Aussitôt après, Jésus obligea ses disciples à monter dans la barque et à le précéder sur l’autre rive, vers Bethsaïde, pendant que lui-même renvoyait la foule.

46 Quand il les eut congédiés, il s’en alla sur la montagne pour prier.

47 Le soir venu, la barque était au milieu de la mer et lui, tout seul, à terre.

48 Voyant qu’ils peinaient à ramer, car le vent leur était contraire, il vient à eux vers la fin de la nuit en marchant sur la mer, et il voulait les dépasser.

49 En le voyant marcher sur la mer, les disciples pensèrent que c’était un fantôme et ils se mirent à pousser des cris.

50 Tous, en effet, l’avaient vu et ils étaient bouleversés. Mais aussitôt Jésus parla avec eux et leur dit : « Confiance ! c’est moi ; n’ayez pas peur ! »

51 Il monta ensuite avec eux dans la barque et le vent tomba ; et en eux-mêmes ils étaient au comble de la stupeur,

52 car ils n’avaient rien compris au sujet des pains : leur cœur était endurci.

53 Après la traversée, abordant à Génésareth, ils accostèrent.

54 Ils sortirent de la barque, et aussitôt les gens reconnurent Jésus

(Marc 6, 45-54)

 

C’est un nouvel épisode où les disciples sont encore rassemblés sur une barque mais cette fois-ci ce n’est pas la houle qui les bouleverse mais la vue d’un fantôme dans lequel ils sont incapables de reconnaître Jésus marchant sur les flots.

« Confiance ! c’est moi ; n’ayez pas peur ! » (v. 50)

 

Par contre les pauvres gens, eux, le reconnurent aussitôt (v. 54) et amenèrent leurs malades.

Ils le suppliaient de leur laisser toucher ne serait-ce que la frange de son manteau. Et tous ceux qui la touchèrent étaient sauvés.

(Mc 6, 56)

 

Que n’avaient-ils pas compris au sujet des pains ? C’est le partage qui sauve de la faim mais aussi permet de reconnaître Celui qui guérit et sauve. Sans doute les disciples étaient-ils tentés de récupérer le succès médiatique d’un tel événement. Jésus les avait congédiés et obligés à monter dans la barque pour aller sur l’autre rive tandis que lui irait prier seul sur la montagne.

Seul le « recueillement » au tréfonds de sa conscience permet de marcher sur la mer agitée des angoisses.

Matthieu reprend le récit de Marc (Mt 14, 22-33). Il ne dit rien à propos de l’endurcissement des cœurs au sujet des pains mais met en scène Pierre qui souhaite rejoindre Jésus en marchant lui aussi sur la mer mais qui finit par perdre pied par peur, par manque de foi lui dira Jésus. (Mt 14, 28-31).

 

La véritable foi va au-delà de l’adhésion à des manifestations spectaculaires. C’est sur une « mer agitée » qu’elle s’éprouve dans le silence de son cœur et la maîtrise de ses angoisses.

 

Jésus lui (à Nicodème) répondit : « Amen, amen, je te le dis : à moins de naître d’en haut, on ne peut voir le royaume de Dieu. »

(Jn 3, 3)

 

« Malheur ! Malheur ! Par quels degrés ai-je été entraîné aux profondeurs de l'enfer, oui d'un enfer de souffrance et de fièvre, faute de vérité, alors que c'est toi, mon Dieu - je te le confesse à toi qui as eu pitié de moi, même quand je ne te confessais pas encore - alors que c'est toi que, non pas en suivant les lumières de l'intelligence qui me met selon ta volonté au-dessus des bêtes, mais en suivant le sens de la chair, c'est toi que je cherchais ! Mais toi, tu étais plus intime que l'intime de moi-même, et plus élevé que les cimes de moi-même ».

(Saint Augustin, Confessions III, 6, 11)

Eugène Delacroix, "Christ sur le lac de Génésareth" (1853), huile sur toile 54x45 cm (Photo Wikimedia commons)

Eugène Delacroix, "Christ sur le lac de Génésareth" (1853), huile sur toile 54x45 cm (Photo Wikimedia commons)

Compléments

 

A propos de l’interprétation de la Parole,

On peut se reporter à deux articles sur mon blog

 

http://www.bible-parole-et-paroles.com/interpretation-biblique-et-evolution-des-connaissances.html

http://www.bible-parole-et-paroles.com/2014/11/parole-et-paroles.html

 

et à d’autres articles où le sujet est abordé :

http://www.bible-parole-et-paroles.com/tag/la%20parole/

http://www.bible-parole-et-paroles.com/tag/problemes%20de%20traduction/

 

La figure de la tempête

Nous retrouverons cette figure de la tempête tout autant dans l’art pictural qu’en musique :

-          le fameux concerto de Vivaldi « La Tempesta di mare » : https://www.youtube.com/watch?v=jEGLkM1foDs

-          La sonate pour piano de Beethoven « La tempête :

https://www.youtube.com/watch?v=wQqAD1UJSBw

-          Les orages et tempêtes des opéras de Rameau :

https://www.youtube.com/watch?v=ci0BBr0sBv0

 

Un homme à la mer !

Victor Hugo, Les Misérables, 1re partie, II, 8

« Qu'importe ! le navire ne s'arrête pas. Le vent souffle, ce sombre navire-là a une route qu'il est forcé de continuer. Il passe.

L'homme disparaît, puis reparaît, il plonge et remonte à la surface, il appelle, il tend les bras, on ne l'entend pas ; le navire, frissonnant sous l'ouragan, est tout à sa manœuvre, les matelots et les passagers ne voient même plus l'homme submergé ; sa misérable tête n'est qu'un point dans l'énormité des vagues.

Il jette des cris désespérés dans les profondeurs. Quel spectre que cette voile qui s'en va ! Il la regarde, il la regarde frénétiquement. Elle s'éloigne, elle blêmit, elle décroît. Il était là tout à l'heure, il était de l'équipage, il allait et venait sur le pont avec les autres, il avait sa part de respiration et de soleil, il était un vivant. Maintenant, que s'est-il donc passé ? Il a glissé, il est tombé, c'est fini.

Il est dans l'eau monstrueuse. Il n'a plus sous les pieds que de la fuite et de l'écroulement. Les flots déchirés et déchiquetés par le vent l'environnent hideusement, les roulis de l'abîme l'emportent, tous les haillons de l'eau s'agitent autour de sa tête, une populace de vagues crache sur lui, de confuses ouvertures le dévorent à demi ; chaque fois qu'il enfonce, il entrevoit des précipices pleins de nuit ; d'affreuses végétations inconnues le saisissent, lui nouent les pieds, le tirent à elles ; il sent qu'il devient abîme, il fait partie de l'écume, les flots se le jettent de l'un à l'autre, il boit l'amertume, l'océan lâche s'acharne à le noyer, l'énormité joue avec son agonie. Il semble que toute cette eau soit de la haine.

Il lutte pourtant, il essaie de se défendre, il essaie de se soutenir, il fait effort, il nage. Lui, cette pauvre force tout de suite épuisée, il combat l'inépuisable.

Où donc est le navire ? Là-bas. À peine visible dans les pâles ténèbres de l'horizon.

Les rafales soufflent ; toutes les écumes l'accablent. Il lève les yeux et ne voit que les lividités des nuages. Il assiste, agonisant, à l'immense démence de la mer. Il est supplicié par cette folie. Il entend des bruits étrangers à l'homme qui semblent venir d'au-delà de la terre et d'on ne sait quel dehors effrayant.

Il y a des oiseaux dans les nuées, de même qu'il y a des anges au-dessus des détresses humaines, mais que peuvent-ils pour lui ? Cela vole, chante et plane, et lui, il râle.

Il se sent enseveli à la fois par ces deux infinis, l'océan et le ciel ; l'un est une tombe, l'autre est un linceul.

La nuit descend, voilà des heures qu'il nage, ses forces sont à bout ; ce navire, cette chose lointaine où il y avait des hommes, s'est effacé ; il est seul dans le formidable gouffre crépusculaire, il enfonce, il se roidit, il se tord, il sent au-dessous de lui les vagues monstres de l'invisible ; il appelle.

Il n'y a plus d'hommes. Où est Dieu ?

Il appelle. Quelqu'un ! quelqu'un ! Il appelle toujours. Rien à l'horizon. Rien au ciel.

 

Il implore l'étendue, la vague, l'algue, l'écueil ; cela est sourd. Il supplie la tempête ; la tempête imperturbable n'obéit qu'à l'infini.

Autour de lui, l'obscurité, la brume, la solitude, le tumulte orageux et inconscient, le plissement indéfini des eaux farouches. En lui l'horreur et la fatigue. Sous lui la chute. Pas de point d'appui. Il songe aux aventures ténébreuses du cadavre dans l'ombre illimitée. Le froid sans fond le paralyse. Ses mains se crispent et se ferment, et prennent du néant. Vents, nuées, tourbillons, souilles, étoiles inutiles ! Que faire ? Le désespéré s'abandonne, qui est las prend le parti de mourir, il se laisse faire, il se laisse aller, il lâche prise, et le voilà qui roule à jamais dans les profondeurs lugubres de l'engloutissement.

O marche implacable des sociétés humaines ! Pertes d'hommes et d'âmes chemin faisant ! Océan où tombe tout ce que laisse tomber la loi ! Disparition sinistre du secours ! Ô mort morale !

La mer, c'est l'inexorable nuit sociale où la pénalité jette ses damnés. La mer, c'est l'immense misère.

L'âme, à vau-l'eau dans ce gouffre, peut devenir un cadavre.

Qui la ressuscitera ? »

 

Bible de Souvigny, Jonas jeté à la mer. Manuscrit sur parchemin de la fin du 12° siècle conservé à la médiathèque communautaire de Moulins.

Bible de Souvigny, Jonas jeté à la mer. Manuscrit sur parchemin de la fin du 12° siècle conservé à la médiathèque communautaire de Moulins.

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