Un pays ruisselant de lait et de miel
L’abeille est un des plus petits êtres qui volent, mais ce qu’elle produit est d’une douceur exquise. (Livre de Ben Sira le sage 11, 3)
Abeille industrieuse
La vie laborieuse, disciplinée, infatigable des abeilles qui produisent le miel « d’une douceur exquise » a toujours été admirée comme un modèle pour les hommes. On trouve au chapitre 6 du Livre des Proverbes après les versets
6 à 8 qui montrent en exemple la vie courageuse et prévoyante des fourmis, un alinéa qui ne figure que dans le version grecque des Septantes et qui propose en modèle l’abeille :
Ou bien encore va voir l’abeille, et apprends comme elle est industrieuse, et comme son industrie est digne de nos respects ; car les rois et les infirmes usent, pour leur santé, des fruits de son labeur. Or, elle est glorieuse et désirée de tous, et, si chétive qu’elle soit, on l’honore, parce qu’elle apprécie la sagesse.
Et le verset 9 reprend ensuite ainsi : Jusqu’à quand, ô paresseux, resteras-tu couché ? Quand sortiras-tu de ton sommeil ? (Traduction proposée par Sœur Anne Lecu dans « Prions en Eglise », septembre 2018, pp. 278-280, article intitulé « La prière de l’abeille »)
Abeille, symbole de résurrection
On a conféré parfois aux abeilles un symbole de résurrection ; ainsi on les trouve figurées sur des tombeaux en tant que signe de survie post-mortuaire. Lors de son retour à Timna pour retrouver celle qu’il veut épouser, Samson retrouva le cadavre d’un lion qu’il avait occis quelque temps auparavant :
A quelque temps de là, Samson revint pour l'épouser. Il fit un détour pour voir le cadavre du lion, et voici qu'il y avait dans la carcasse du lion un essaim d'abeilles et du miel.
Il en recueillit dans sa main et, chemin faisant, il en mangea. Lorsqu'il fut revenu près de son père et de sa mère, il leur en donna, ils en mangèrent, mais il ne leur dit pas qu'il l'avait recueilli dans la carcasse du lion.
Son père descendit ensuite chez la femme et Samson fit là un festin, car c'est ainsi qu'agissent les jeunes gens. (Jg 14, 8-10, Trad. B.J.)
Cet épisode fit l’objet d’une énigme soumise aux compagnons de sa noce :
« De celui qui mange est sorti ce qui se mange, et du fort est sorti le doux. » (Jg 14, 14). La femme de Samson leur livra en cachette la solution de l’énigme qu’elle avait obtenue de lui après bien de l’insistance :
« Qu'y a-t-il de plus doux que le miel, et quoi de plus fort que le lion ? » (Jg 14, 18)
Du fort est sorti le doux : le miel partagé avec ses parents leur ouvre les yeux et les convainc d’accepter enfin le mariage de leur fils : c’est avec résolution mais aussi douceur que Samson a imposé son choix à ses parents. D’un cadavre est advenue la Vie.
Abeille, Aiguillon pénétrant
Symbole de douceur et de vie, l’abeille, de par son dard, représente aussi une forme de violence :
Les Amorites habitant cette montagne sont sortis à votre rencontre, vous ont poursuivis comme l'auraient fait des abeilles et vous ont battus en Séïr jusqu'à Horma. (Dt 1, 44)
Toutes les nations m'ont encerclé : au nom du Seigneur, je les détruis !
Elles m'ont cerné comme des abeilles - ce n'était qu'un feu de ronces - : au nom du Seigneur, je les détruis !
On m'a poussé, bousculé pour m'abattre ; mais le Seigneur m'a défendu. (Ps 117, 10. 12-13)
Un pays ruisselant de lait et de miel
Si le mot abeille n’apparaît que 5 fois dans la Bible (il faut rajouter Is 7, 18 aux citations données plus haut), le mot miel apparaît très souvent et en particulier l’expression « terre qui ruisselle de lait et de miel » que l’on retrouve à 20 reprises dans l’A.T.
Le lait et le miel sont les deux nourritures animales qui s’offrent le plus spontanément aux humains. Le pays où ruisselle le lait et le miel est la terre promise par Yhwh aux hébreux libérés d’Egypte :
Le Seigneur dit : « J’ai vu, oui, j’ai vu la misère de mon peuple qui est en Égypte, et j’ai entendu ses cris sous les coups des surveillants. Oui, je connais ses souffrances. Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens et le faire monter de ce pays vers un beau et vaste pays, vers un pays, ruisselant de lait et de miel, vers le lieu où vivent le Cananéen, le Hittite, l’Amorite, le Perizzite, le Hivvite et le Jébuséen. (Ex 3, 7-8, Trad. Liturgique)
Ce pays de lait et de miel est aussi celui, personnifié et érotisé, de la bien aimée du Cantique des Cantiques :
Un miel pur coule de tes lèvres, ô fiancée, le miel et le lait, sous ta langue. (Ct 4, 11)
Je suis entré dans mon jardin, ma sœur fiancée : j’ai recueilli ma myrrhe, avec mes aromates, j’ai mangé mon pain et mon miel, j’ai bu mon vin et mon lait. (Ct 5, 1 Trad. liturgique)
Toutefois cette douceur peut parfois être trompeuse :
Oui, le miel coule des lèvres de la femme d’un autre ; plus que l’huile, onctueuse est sa bouche, mais elle laisse à la fin amertume d’absinthe, blessure d’une épée à deux tranchants. (Pr 5, 3-4)
Virgile écrivant sur les abeilles (BM Dijon, Ms 493, 15° s., Œuvres de Virgile, Les Géorgiques, folio 45)
Abeille, « Parcelle de la divine intelligence »
et miel, source de clairvoyance
Les allées et venues des abeilles entre ciel et terre les prédisposent aussi à une symbolique spirituelle que l’on retrouve dans plusieurs mythologies comme en atteste le poète Virgile (-70 à – 19 av J.-C.) :
D'après ces signes et suivant ces exemples, on a dit que les abeilles avaient une parcelle de la divine intelligence et des émanations éthérées; car, selon certains, Dieu se répand par toutes les terres, et les espaces de la mer, et les profondeurs du ciel; c'est de lui que les troupeaux de petit et de gros bétail, les hommes, toute la race des bêtes sauvages empruntent à leur naissance les subtils éléments de la vie; c'est à lui que les êtres sont rendus et retournent après leur dissolution; il n'est point de place pour la mort, mais, vivants, ils s'envolent au nombre des constellations et ils gagnent les hauteurs du ciel.
(Virgile Géorgiques, livre IV, v. 220 sqq)
Cette parcelle de la divine intelligence » se retrouve sans aucun doute dans le miel que produisent les abeilles comme l’épisode biblique suivant le suggère.
Jonathan, ignorant l’interdiction faite à ses troupes par son père Saül de se nourrir avant que les Philistins ne soient battus, trouve un rayon de miel sauvage et s’en nourrit :
Or, il y avait un rayon de miel en plein champ.
Le peuple arriva au rayon de miel et le miel coulait, mais personne ne porta la main à sa bouche, car le peuple redoutait le serment juré.
Cependant Jonathan n'avait pas entendu son père imposer le serment au peuple. Il avança le bout du bâton qu'il avait à la main et le plongea dans le rayon de miel, puis il ramena la main à sa bouche ; alors ses yeux s'éclaircirent.
Mais quelqu'un de la troupe prit la parole et dit : « Ton père a imposé ce serment au peuple : « Maudit soit l'homme, a-t-il dit, qui mangera quelque chose aujourd'hui ». »
Jonathan répondit : « Mon père a fait le malheur du pays ! Voyez donc comme j'ai les yeux plus clairs pour avoir goûté ce peu de miel. » (1 S 14, 25-29, Trad. B.J.)
Parce qu’il a mangé du miel les yeux de Jonathan s’ouvrent sur l’attitude inhumaine de son père envers ses troupes. La douceur du miel s’oppose ici à la violence développée par Saül.
On retrouve un peu cette idée de clairvoyance dans le passage suivant d’Isaïe où l’Emmanuel sera nourri de miel jusqu’à ce qu’il sache rejeter le mal et choisir le bien (15) :
14. C’est pourquoi le Seigneur lui-même vous donnera un signe : Voici que la vierge est enceinte, elle enfantera un fils, qu’elle appellera Emmanuel (c’est-à-dire : Dieu-avec-nous).
15. De caillé et de miel il se nourrira, jusqu’à ce qu’il sache rejeter le mal et choisir le bien. (Is 7, 14-15)
Clairvoyance aussi de Jean-Baptiste, nourri de miel dans le désert, qui annonce la venue proche du messie :
Jean était vêtu de poil de chameau, avec une ceinture de cuir autour des reins ; il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage. Il proclamait : « Voici venir derrière moi celui qui est plus fort que moi ; je ne suis pas digne de m’abaisser pour défaire la courroie de ses sandales. (Mc 1, 6-7)
Douceur du miel
Douceur de la Parole
Le miel produit par les abeilles est aussi depuis longtemps un symbole de douceur, et il est donc normal que cette douceur ait été rapprochée de celle du langage, en particulier chez les Grecs. La légende ne dit-elle pas que des abeilles se posèrent sur les lèvres de Pindare et de Platon alors qu’ils étaient encore des nourrissons pour annoncer la qualité littéraire de leurs œuvres à venir ?
Le nom hébreu de l’abeille Dbure vient de la racine Dbr qui signifie parole.
La douceur du miel qui pénètre dans la bouche sert aussi à évoquer ce qui en sort :
Les paroles aimables sont un rayon de miel : douces au palais, elles redonnent des forces. (Pr 16, 24)
Plus que toute autre la Parole de Dieu est douce comme le miel :
Les préceptes de Yahvé sont droits, joie pour le cœur ; le commandement de Yahvé est limpide, lumière des yeux.
La crainte de Yahvé est pure, immuable à jamais ; les jugements de Yahvé sont vérité, équitables toujours,
Désirables plus que l'or, que l'or le plus fin ; ses paroles sont douces plus que le miel, que le suc des rayons. (Ps 18, 8-10)
Qu'elle est douce à mon palais ta promesse : le miel a moins de saveur dans ma bouche ! Tes préceptes m'ont donné l'intelligence : je hais tout chemin de mensonge. (Ps 118, 103)
Ces paroles-préceptes plus douces que le miel donnent l’intelligence. On se souvient que Jonathan avait acquis la clairvoyance en mangeant du miel.
« Elle est courte, cette parole ; mais c'est une délicieuse source de miel, d'un miel dont on ne se dégoûte jamais. Le miel d'ici-bas finit par blaser notre palais, et corrompre notre goût. Mais le miel de la doctrine demeure en réserve dans notre conscience, pour nous procurer une joie perpétuelle, et nous acheminer à l'immortalité. L'un est composé avec le suc des plantes, les rayons de l'autre proviennent des divines Ecritures. Vous venez de vous en nourrir, grâce aux excellentes paroles de Celui que vous venez d'entendre : et votre docilité a couronné ses efforts : il a fait voir la force de la charité, la noblesse de la foi. C'est à notre tour maintenant, d'apporter tout notre zèle à vous offrir le repas accoutumé. » Saint Jean Chrysostome (Homélie sur cette parole du prophète : « Moi, le Seigneur Dieu, j’ai fait la lumière et les ténèbres, faisant paix et créant les maux » [Is 45, 7], n° 1)
Douceur et aiguillon
Je façonne la lumière et je crée les ténèbres, je fais le bonheur et je crée le malheur, c'est moi, Yahvé, qui fais tout cela. (Is 45, 7)
Nous allons continuer justement en étant interpelés par ce verset d’Isaïe qui a inspiré l’homélie de Saint Jean Chrysostome même si celle-ci abandonne, après le passage cité plus haut, la thématique du miel.
Nous retrouvons cette ambiguïté constatée par le prophète dans la Création dans la thématique inspirée par le miel et les abeilles
Reprenons le chapitre 7 d’Isaïe dont nous avons cité précédemment les versets 14 et 15 :
16. Avant que cet enfant sache rejeter le mal et choisir le bien, la terre dont les deux rois te font trembler sera laissée à l’abandon.
17. Le Seigneur fera venir sur toi, sur ton peuple et la maison de ton père, des jours tels qu’il n’en est pas venu depuis la séparation d’Éphraïm et de Juda.
19. Ils viendront se poser ensemble dans le fond des ravins et les fentes des rochers, sur toutes les broussailles et tous les pacages.
20. Ce jour-là, le Seigneur rasera avec un rasoir loué au-delà de l’Euphrate, – c’est le roi d’Assour –, il rasera de la tête aux pieds ; il coupera même la barbe.
21. Il arrivera, en ce jour-là, que chacun élèvera une vache et deux chèvres ;
22. il y aura tant de lait qu’on en mangera le caillé ; tous ceux qui resteront au cœur du pays se nourriront de caillé et de miel. (Is 7, 16-22)
Nous retrouvons dans ce passage deux idées déjà rencontrées :
Les abeilles sont directement au service de la divinité (cf. le texte de Virgile), ici Yhwh les siffle (18) ; elles viendront prospérer dans le pays de Juda (19) et préparer le retour à ce que doit être la terre promise : « de lait et de miel ».
Les moustiques représentent les Egyptiens qui seront opposés aux Assyriens (les abeilles) sur le territoire de Juda. Les armées assyriennes dévastatrices (un rasoir loué au-delà de l’Euphrate, v. 20) seront en fait l’instrument de Yhwh. Les abeilles (Assyriens) dont on loue la douceur du miel se font ici violence armée mais l’issue sera favorable puisque les survivants connaîtront abondance de caillé et de miel (v. 22)
Saint Bernard évoque dans la même idée le doux miel mais aussi l’aiguillon de l’abeille en appliquant cette image au Fils de l’Homme, à la fois miséricordieux, mais aussi chargé du jugement par Dieu :
3. Ainsi en est-il de l'abeille, si elle a un doux miel, elle a aussi un aiguillon pénétrant. Mais notre Abeille c'est celle qui butine parmi les lys et qui habite la contrée fleurie des anges, d'où elle a pris son vol vers la cité de Nazareth, nom synonyme de fleur, attirée par la douce odeur qu'exhale la fleur de la perpétuelle virginité sur laquelle elle se pose et à laquelle elle s'attache. Cette abeille a aussi son miel et son aiguillon, car, selon le chant du Prophète, elle a en même temps la miséricorde et le jugement (Ps 100, 1). Aussi un jour que ses disciples lui conseillaient de détruire par le feu du ciel une ville qui n'avait pas voulu la recevoir, elle répond cette Abeille : le Fils de l'homme n'est pas venu pour exercer le jugement mais pour sauver le monde. Notre Abeille n'avait point d'aiguillon alors, elle s'en était comme désarmée, quand elle ne répond que par la miséricorde, non point par le jugement, aux indignes traitements qu'on lui fait essuyer. Mais gardez-vous bien d'espérer clans l'iniquité et de commettre l'iniquité dans cette espérance. Un jour viendra en effet, où notre Abeille reprendra son aiguillon et en fera pénétrer l'acre piqûre jusqu'à la moëlle des os du pécheur, car le Père ne juge personne, c'est à son Fils qu'il a laissé le jugement (Jn 5, 22). Mais quant à présent notre petit Enfant mange le beurre et le miel, puisqu'il unit en sa personne ce qu'il y a de bon dans la nature humaine à la miséricorde qui est en Dieu, et se montre véritablement homme, sauf le péché qu'il n'a point. C'est donc un Dieu plein de miséricorde et non point encore un juge. (Saint Bernard de Clairvaux, Second Sermon pour l’Avent de Notre Seigneur)
Douceur et amertume du miel
Si le doux miel de l’abeille ne fait pas oublier son aiguillon, le livre de la Parole dont il est question dans la vision du chapitre 10 de l’Apocalypse est doux comme du miel à avaler mais difficile à digérer ! :
8. Et la voix que j’avais entendue, venant du ciel, me parla de nouveau et me dit : « Va prendre le livre ouvert dans la main de l’ange qui se tient debout sur la mer et sur la terre. »
9. Je m’avançai vers l’ange pour lui demander de me donner le petit livre. Il me dit : « Prends, et dévore-le ; il remplira tes entrailles d’amertume, mais dans ta bouche il sera doux comme le miel. »
10. Je pris le petit livre de la main de l’ange, et je le dévorai. Dans ma bouche il était doux comme le miel, mais, quand je l’eus mangé, il remplit mes entrailles d’amertume.
11. Alors on me dit : « Il te faut de nouveau prophétiser sur un grand nombre de peuples, de nations, de langues et de rois. » (Ap 10, 8-11, Trad. liturgique)
Le contenu du livre concerne moins l’intellect que le cœur de l’homme qui l’assimilera intérieurement dans la plénitude de ses sens mis en éveil :
- l’ouïe : c’est tout un dialogue qui est noué entre le visionnaire et Dieu (v. 8 -la voix- puis d’une façon impersonnelle -on- v. 11), et entre lui et l’ange (v. 9)
- la vue : le visionnaire voit le livre que tient l’ange dans son rayonnement cosmique de livre universel (v. 8), le livre est ouvert au-dessus de l’univers (v. 8) un peu comme à la Création le souffle de Dieu planait au-dessus des eaux. (Gn 1, 2)
- le toucher marqué par les verbes donner et prendre : l’échange n’est pas seulement verbal mais aussi gestuel.
- le goût : doux comme le miel (v. 9, 10) et amertume (v. 9, 10) sont évidemment antinomiques.
Il manque l’odorat qui est un sens très proche du goût.
Notons le chiasme entre les vers 9 et 10 : l’ange fait d’abord part de l’amertume puis de la douceur et le visionnaire le contraire. En fait, douceur et amertume apparaissent liées intimement comme la Création mêle chaque chose et son contraire.
L’amertume, l’aigreur se déploient à l’intérieur de l’homme comme le dit Jésus :
Il n'est rien d'extérieur à l'homme qui, pénétrant en lui, puisse le souiller, mais ce qui sort de l'homme, voilà ce qui souille l'homme. (Mc 7, 15)
Le miel est doux quand il est mangé et ce n’est pas lui qui provoque l’amertume, mais l’homme en ses entrailles.
On peut comprendre aussi que la Parole contenue dans le livre, douce comme le miel, une fois assimilée par l’homme, lui permet de proclamer la parole amère du prophète comme le suggère le v. 11 :
Alors on me dit : « Il te faut de nouveau prophétiser sur un grand nombre de peuples, de nations, de langues et de rois. »
On peut aussi comprendre que la Parole douce comme le miel une fois assimilée développe une amertume qui a le tranchant d’une épée :
Elle est vivante, la parole de Dieu, énergique et plus coupante qu’une épée à deux tranchants ; elle va jusqu’au point de partage de l’âme et de l’esprit, des jointures et des moelles ; elle juge des intentions et des pensées du cœur.
Pas une créature n’échappe à ses yeux, tout est nu devant elle, soumis à son regard ; nous aurons à lui rendre des comptes. (He 4, 12-13, Trad. liturgique).
Ces diverses interprétations ne s’excluent d’ailleurs pas mutuellement.
Je pris le petit livre de la main de l’ange, et je le dévorai (Ap 10, 10)
Tapisserie de l'Apocalypse à Angers (14° s.) (photo Wikimédia)
Ce passage de l’Apocalypse que nous venons d’étudier est à rapprocher d’Ez 3, 1-5 :
Le Seigneur me dit : « Fils d’homme, ce qui est devant toi, mange-le, mange ce rouleau ! Puis, va ! Parle à la maison d’Israël. »
J’ouvris la bouche, il me fit manger le rouleau et il me dit : « Fils d’homme, remplis ton ventre, rassasie tes entrailles avec ce rouleau que je te donne. » Je le mangeai, et dans ma bouche il fut doux comme du miel.
Il me dit alors : « Debout, fils d’homme ! Va vers la maison d’Israël, et dis-lui mes paroles. Ce n’est pas à un peuple au parler obscur et à la langue difficile que tu es envoyé, c’est à la maison d’Israël. (Ez 3, 1-5)
Nous voyons cependant que le passage de l’Ancien Testament au Nouveau modifie la visée du prophète : ce n’est plus à Israël qu’il est envoyé mais à toutes les nations :
Alors on me dit : « Il te faut de nouveau prophétiser sur un grand nombre de peuples, de nations, de langues et de rois. » (Ap 10, 11)
Pour conclure, il nous faut évidemment souligner qu’en contexte chrétien cette manducation du rouleau ou du livre, doux comme le miel, est à rapprocher de celle du Corps du Christ, Parole vivante, comme le marque bien maintenant la liturgie eucharistique conciliaire. L’introït Cibavit eos de la messe de la Fête du Corps et du Sang du Christ le souligne parfaitement (voir compléments – chant grégorien)
Je suis le pain vivant, descendu du ciel. Qui mangera ce pain vivra à jamais. (Jn 6, 51)
Parole de douceur et d’espoir qui provoqua l’amertume de certains auditeurs :
Après l'avoir entendu, beaucoup de ses disciples dirent : « Elle est dure, cette parole ! Qui peut l'écouter ? » (Jn 6, 60)
Les abeilles, le miel, la Parole incarnée témoignent de la douceur bienveillante du Créateur mais sont aussi signes de contradiction :
Syméon les bénit, puis il dit à Marie sa mère : « Voici que cet enfant provoquera la chute et le relèvement de beaucoup en Israël. Il sera un signe de contradiction. (Lc 2, 34)
En guise de postface
Toute parole, tout signe, toute réalité renferme en elle un germe de contradiction. Le Livre règne comme le Souffle divin au-dessus de l’immensité des eaux primordiales
« Va prendre le livre ouvert dans la main de l’ange qui se tient debout sur la mer et sur la terre. » (Ap 10, 8)
Il a la douceur du miel de la Parole mais son absorption crée l’amertume de fermentations qui elles-mêmes généreront des paroles prophétiques de vie qui n’auront rien de mielleuses. Après tout c’est d’une charogne abritant un essaim d’abeilles que Samson a tiré le miel qui a débloqué sa situation familiale (Jg 8-18)
Alors on me dit : « Il te faut de nouveau prophétiser sur un grand nombre de peuples, de nations, de langues et de rois. » (Ap 10, 11).
C’est bien pour avoir oublié les fermentations prophétiques du Livre que l’Eglise catholique, n’ayant retenu que le goût sucré de ses certitudes, est « rasée » actuellement de la tête aux pieds
Ce jour-là, le Seigneur rasera avec un rasoir loué au-delà de l’Euphrate, – c’est le roi d’Assour –, il rasera de la tête aux pieds ; il coupera même la barbe.
(Is 7, 20).
Heureusement les abeilles sont encore là, indispensables à une écologie accomplie telle que voulue par le Créateur. Elles continueront d’apporter le doux miel de la Parole. C’est sans doute des marges ou même de l’extérieur de l’Eglise qu’elles viendront
Il arrivera, en ce jour-là, que le Seigneur sifflera les abeilles du pays d’Assour. (Is 7, 18)
Alors on me dit : « Il te faut de nouveau prophétiser sur un grand nombre de peuples, de nations, de langues et de rois. » (Ap 10, 11)
« Sachez-le donc : c'est aux païens qu'a été envoyé ce salut de Dieu. Eux du moins, ils écouteront. » (Ac 28, 28)
« Le royaume de Dieu est déjà là au milieu de vous. » (Lc 17, 21)
Il arrivera, en ce jour-là, que chacun élèvera une vache et deux chèvres ;
il y aura tant de lait qu’on en mangera le caillé ; tous ceux qui resteront au cœur du pays se nourriront de caillé et de miel. (Is 7, 21-22)
Il sera un signe de contradiction (Lc 2, 34)
Heureux les doux, car ils posséderont la terre (Mt 5, 5)
Se faisant un fouet de cordes, il les chassa tous du Temple, et les brebis et les bœufs ; il répandit la monnaie des changeurs et renversa leurs tables (Jn 2, 15)
Le miel doux de la Parole n’est pas univoque ; douceur et amertume sont étroitement liées dans une dialectique vivifiante, évitant toute visée totalitaire.
Alors nous pourrons dire comme Jonathan :
« Voyez donc comme j'ai les yeux plus clairs pour avoir goûté ce peu de miel. » (1 S 14, 29)
Compléments
- « Les Abeilles » : Prédication prononcée le 11 septembre 2016, au Temple de l'Étoile à Paris, par le pasteur Louis Pernot (texte et version audio)
https://www.eretoile.org/Predications/les-abeilles.html
Chant Grégorien
- Offertoire Iustitiae Domini du 16° dimanche du temps ordinaire.
Texte composé à partir d’extraits du Ps 18 (v. 9-12) :
« Les préceptes du Seigneur sont droits, ils réjouissent le cœur, plus doux que le rayon de miel, et ton serviteur veillera à les observer »
Interprétations :
+ Voix soliste : https://www.youtube.com/watch?v=ML8sEql46Sc
(avec la mélodie grégorienne défilante)
+ Chœur : https://www.youtube.com/watch?v=ac9fRMDIHR4
- Introït Cibavit eos de la Fête du Corps et du Sang du Christ
Texte composé à partir du Ps 80 (v.17 et 2) :
« Il les a nourris de la fleur du froment, alleluia ; il les a rassasiés avec le miel du rocher, alleluia. V/ Criez de joie pour Dieu, notre secours, acclamez le Dieu de Jacob. »
Interprétations :
+ Voix soliste : https://www.youtube.com/watch?v=Kg7oL6raOy4
+ Chœur (avec la mélodie grégorienne affichée) : https://www.youtube.com/watch?v=lnmCs51W5t4
Clavecin
- François Couperin (1668-1733) : Les abeilles, rondeau extrait du 1er Ordre des pièces de clavecin
Interprétation de Davitt Moroney : https://www.youtube.com/watch?v=2L_MP6j1Iko
Textes supplémentaires
- Un mythe égyptien explique la naissance des abeilles et du miel en ces termes : “Le dieu Rê pleura et les larmes de son œil tombèrent sur le sol ; elles se changèrent en abeille ; l’abeille construisit (ses rayons), son activité s’exerçant sur les fleurs de toutes les espèces végétales ; ainsi naquit la cire, et ainsi naquit le miel, à partir des larmes du dieu Rê.” http://egyptophile.blogspot.com/2015/05/le-miel-une-histoire-qui-ne-manque-pas.html
- Sermon XXIV de Saint Bernard de Clairvaux sur Ct 4, 11 « Vos lèvres, ô mon épouse, sont un rayon qui distille le miel, etc. » :
http://livres-mystiques.com/partieTEXTES/StBernard/tome05/gillebert/cantique/cantique034.htm
- Extrait du Sermon de Saint Bernard de Clairvaux sur Rm 14, 17 « De la joie spirituelle, sur ces paroles de l'Apôtre: « Le royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire et le manger, etc. » (n°1) :
D'où vient une pareille joie, sinon de la justice et de la paix de l'âme ? Que celles-ci donc s'écoulent comme le miel coule de ses cellules, afin qu'il soit plus facile d'en recueillir la douce liqueur, pendant qu'elle est fluide encore, dans des vases plus solides. Un jour viendra où nous mangerons le miel dans toute sa pureté, alors notre joie sera pleine et entière, et nous nous réjouirons non-seulement dans le Saint-Esprit, mais encore par la vertu du Saint-Esprit.
- Ruysbroeck l’Admirable (Mystique rhéno-flamand, 1293-1381)
« L’ornement des noces spirituelles », Livre II, Chap XXXIII :
Mais ce soleil tout aimable, qui est le Christ, brillait et répandait ses rayons d'une façon plus claire encore et plus chaude, en tant que plénitude de toutes grâces et de tous dons. Aussi répandait-il son cœur, sa vie et son service en bonté et en douceur, en humilité et en libéralité ; et il se montrait si gracieux et si aimable que son attitude et sa personne attiraient tous les hommes de bonne volonté. Il était le lis sans tache et la fleur des champs livrée à tous, où toute âme bonne pouvait butiner le miel d'éternelle douceur et de consolation sans fin.
- Saint Augustin, Vingt-deuxième discours sur le psaume 118 :
Aussi, voyez ce qui suit : « Combien votre parole est douce à ma bouche » ; ou, comme dans le grec, d’une manière plus expressive : « Vos promesses ». Elles surpassent le miel et le rayon de miel. Telle est la douceur que le Seigneur fait descendre, afin que notre terre donne son fruit » ; c’est-à-dire, afin que nous fassions le bien d’une manière qui soit bonne ; en d’autres termes, non plus par la crainte d’un mal temporel, mais par l’attrait du bien spirituel. Dans plusieurs exemplaires, on ne lit point favum, rayon de miel, mais il se trouve en d’autres. Le miel serait alors le symbole d’une doctrine sage et évidente. Le rayon de miel marquerait celle que l’on tire des mystères les plus cachés, comme d’autant de cellules de cire, que l’on nous expliquerait en les pressant de la dent. Mais cela n’est doux qu’à la bouche du cœur, et non à la bouche.