La Parole prend corps
Il nous faut bien mettre le mot bible en premier tant la liturgie s’établit sur la Parole faite chair, Parole proclamée, cantillée, chantée à partir de l’ambon, de plus en plus construit comme une véritable table pour le Livre, Parole performative qui transforme pain et vin en chair du Seigneur : Le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour la vie du monde (Jn 6, 51).
Photo d'entête : Eglise Saint-Hilaire de Melle (79) L’ambon de la Parole, renouant avec le bêma de ses origines, est lié de manière très étroite par son emplacement, son importance et son style à l’autel de l’eucharistie.
Ce qui était caché se dévoile à nous, Dieu dispense les richesses de sa Parole pour une célébration publique où pauvres et riches sont invités au festin des Noces de l’Agneau : Puis l’ange me dit : « Écris : Heureux les invités au repas des noces de l’Agneau ! » Il ajouta : « Ce sont les paroles véritables de Dieu. » (Ap 19, 9).
En effet la Parole se mange, ne parle-t-on pas de plus en plus de manducation de celle-ci ?
Alors j’ai vu : une main tendue vers moi, tenant un livre en forme de rouleau.
Elle le déroula devant moi ; ce rouleau était écrit au-dedans et au-dehors, rempli de lamentations, plaintes et clameurs.
Le Seigneur me dit : « Fils d’homme, ce qui est devant toi, mange-le, mange ce rouleau ! Puis, va ! Parle à la maison d’Israël. »
J’ouvris la bouche, il me fit manger le rouleau
et il me dit : « Fils d’homme, remplis ton ventre, rassasie tes entrailles avec ce rouleau que je te donne. » Je le mangeai, et dans ma bouche il fut doux comme du miel.
Il me dit alors : « Debout, fils d’homme ! Va vers la maison d’Israël, et dis-lui mes paroles. (Ez 2, 9-10 et Ez 3, 1-4).
La Parole échappe à la possession d’une écriture consignée une fois pour toutes dans un livre. Elle prend corps dans l’espace par un rituel poétique où elle se régénère pour s’inscrire dans l’aujourd’hui des hommes et femmes qui le pratiquent.
Le Livre de Néhémie décrit une lecture solennelle de la Loi (Pentateuque) devant le peuple revenu de captivité, une véritable liturgie de la Parole, qui précède un festin de « viandes grasses » :
Le prêtre Esdras apporta la Loi en présence de l’assemblée, composée des hommes, des femmes, et de tous les enfants en âge de comprendre. C’était le premier jour du septième mois.
Esdras, tourné vers la place de la porte des Eaux, fit la lecture dans le livre, depuis le lever du jour jusqu’à midi, en présence des hommes, des femmes, et de tous les enfants en âge de comprendre : tout le peuple écoutait la lecture de la Loi.
Le scribe Esdras se tenait sur une tribune de bois, construite tout exprès. …
Esdras ouvrit le livre ; tout le peuple le voyait, car il dominait l’assemblée. Quand il ouvrit le livre, tout le monde se mit debout.
Alors Esdras bénit le Seigneur, le Dieu très grand, et tout le peuple, levant les mains, répondit : « Amen ! Amen ! » Puis ils s’inclinèrent et se prosternèrent devant le Seigneur, le visage contre terre.
Esdras lisait un passage dans le livre de la loi de Dieu, puis les lévites traduisaient, donnaient le sens, et l’on pouvait comprendre.
Néhémie le gouverneur, Esdras qui était prêtre et scribe, et les lévites qui donnaient les explications, dirent à tout le peuple : « Ce jour est consacré au Seigneur votre Dieu ! Ne prenez pas le deuil, ne pleurez pas ! » Car ils pleuraient tous en entendant les paroles de la Loi.
Esdras leur dit encore : « Allez, mangez des viandes savoureuses, buvez des boissons aromatisées, et envoyez une part à celui qui n’a rien de prêt. Car ce jour est consacré à notre Dieu ! Ne vous affligez pas : la joie du Seigneur est votre rempart ! » (Ne 8, 2-6 . 8-10)
Cette tribune de bois sur laquelle se tient Esdras fait penser au bêma des antiques basiliques, estrade installée à l’entrée du sanctuaire et à partir de laquelle était proclamée la Parole. L’importance donnée maintenant à l’ambon restaure en quelque sorte ce bêma originel.
On remarque l’importance des postures ritualisées, la signification des gestes accomplis, les traductions et explications rappelant les homélies actuelles, l’effet de cette lecture qui prend littéralement corps chez les auditeurs. Cette lecture prend place dans un jour spécial consacré à Dieu et débouche sur un repas communautaire qui doit être joyeux, réconfortant et occasion de partage. On retiendra le lien entre partage de la Parole et partage d’un repas.
On peut rapprocher ce passage de celui où Jésus intervient dans la synagogue de Nazareth :
Il vint à Nazareth, où il avait été élevé. Selon son habitude, il entra dans la synagogue le jour du sabbat, et il se leva pour faire la lecture.
On lui remit le livre du prophète Isaïe. Il ouvrit le livre et trouva le passage où il est écrit :
L’Esprit du Seigneur est sur moi parce que le Seigneur m’a consacré par l’onction. Il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs leur libération, et aux aveugles qu’ils retrouveront la vue, remettre en liberté les opprimés, annoncer une année favorable accordée par le Seigneur.
Jésus referma le livre, le rendit au servant et s’assit. Tous, dans la synagogue, avaient les yeux fixés sur lui.
Alors il se mit à leur dire : « Aujourd’hui s’accomplit ce passage de l’Écriture que vous venez d’entendre. »
Tous lui rendaient témoignage et s’étonnaient des paroles de grâce qui sortaient de sa bouche. Ils se disaient : « N’est-ce pas là le fils de Joseph ? » (Lc 4, 16-22)
Là encore il s’agit d’une lecture de la Parole un jour particulier de sabbat dans le cadre de la synagogue, ritualisée, faisant enfin l’objet d’une explication qui actualise la Parole, et qui provoque des réactions chez l’auditoire.
Si un repas ne suit pas, du moins c’est l’esprit du partage qui prédomine dans la citation d’Isaïe.
La bimah ou bima est l'estrade où se lit la Torah et où est célébrée la liturgie. Bimah de la synagogue italienne de Padoue. (Photo Wikimedia commons)
Enfin, l’institution de ce qu’on appelle l’eucharistie prend place dans le cadre du repas rituel de la Pâque. Réduire la célébration de l’eucharistie à un simple repas est ignorer totalement le caractère rituel de la cène.
Arriva le jour des pains sans levain, où il fallait immoler l’agneau pascal.
Jésus envoya Pierre et Jean, en leur disant : « Allez faire les préparatifs pour que nous mangions la Pâque. »
… Quand l’heure fut venue, Jésus prit place à table, et les Apôtres avec lui.
Il leur dit : « J’ai désiré d’un grand désir manger cette Pâque avec vous avant de souffrir !
… ayant pris du pain et rendu grâce, il le rompit et le leur donna, en disant : « Ceci est mon corps, donné pour vous. Faites cela en mémoire de moi. »
Et pour la coupe, après le repas, il fit de même, en disant : « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang répandu pour vous. (Lc 22, 7-8 . 14-15 . 19-20)
Après avoir chanté les psaumes, ils partirent pour le mont des Oliviers. (Mt 26, 30)
Nous essaierons de voir dans une nouvelle série d’articles « Bible et liturgie » comment s’est maintenu ce lien étroit originel entre bible et liturgie auquel le Concile Vatican II a voulu redonner toute sa force sans être toujours suivi dans l’application de ses décisions ou intentions.
Ainsi, nous nous placerons dans une perspective de réflexion et d’ouverture où la confrontation possible entre le rite dit « tridentin » et le rite dit « conciliaire » peut se révéler une richesse. En effet, la situation actuelle me semble critique dans les deux extrêmes qu’elle oppose : d’un côté l’attachement sans concession à un âge d’or jugé immuable, de l’autre une liberté de fond et de forme qui s’éloigne peu à peu de ce qui fait le fondement biblique, historique et anthropologique de rites qu’on estime parfois d’emblée dépassés, n’étant retenu souvent que leur caractère rubriciste jugé contraignant et hors d’âge.
L’histoire des rites liturgiques s’inscrit d’abord dans ceux de la synagogue dont le christianisme primitif s’inspira. Au-delà, on sait combien certains textes bibliques sont liés à ceux des mythologies des peuples voisins. Plus largement encore, l’étude comparée des religions a montré combien elles pouvaient être l’expression d’une psychologie des profondeurs commune aux humains à travers l’espace et le temps.
Présenter notre recherche sous l’angle du lien entre bible et liturgie permettra de mettre en évidence les véritables sources qui ont donné naissance à la liturgie, manifestation publique de l’approche d’une transcendance dont le christianisme a confirmé les caractères à la fois humain et divin.
Le caractère asymptotique de cette approche suggère ce qu’on appelle le sacré, espace indéfini et infini, inviolable, lieu de la théophanie :
« Moïse était berger du troupeau de son beau-père Jéthro, prêtre de Madiane. Il mena le troupeau au-delà du désert et parvint à la montagne de Dieu, à l’Horeb.
L’ange du Seigneur lui apparut dans la flamme d’un buisson en feu. Moïse regarda : le buisson brûlait sans se consumer.
Moïse se dit alors : « Je vais faire un détour pour voir cette chose extraordinaire : pourquoi le buisson ne se consume-t-il pas ? »
Le Seigneur vit qu’il avait fait un détour pour voir, et Dieu l’appela du milieu du buisson : « Moïse ! Moïse ! » Il dit : « Me voici ! »
Dieu dit alors : « N’approche pas d’ici ! Retire les sandales de tes pieds, car le lieu où tu te tiens est une terre sacrée ! »
Et il déclara : « Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob. » Moïse se voila le visage car il craignait de porter son regard sur Dieu ». (Exode 3, 1-6 – Trad. Bible liturgique)
Philippe LECOQ, créateur du blogue
A propos de Moïse et du buisson ardent on pourra se reporter à cet article du blogue : Moïse et le buisson ardent - Bible : Parole et paroles
A propos de l'eucharistie on pourra se reporter à cet autre article du blogue : Eucharistie - Bible : Parole et paroles
A propos du bêma on pourra se reporter par exemple au compte rendu archéologique réalisé sur les ruines de l’église protobysantine de Gola en Turquie (fin V°, début VI° s.) https://journals.openedition.org/syria/14590#tocfrom2n3 (N° 25 à 33)
Le bêma (grec ancien : βῆμα - degré d'escalier, marche) désigne d'abord à Athènes, la tribune des orateurs, située sur la colline du Pnyx et constituée de simples marches taillées dans le roc. On trouve des bêmas dans différentes villes de la Grèce antique.
Bêma du Pnyx à Athènes.