Le pain reçu et partagé
Apparaissant dès la préhistoire, le pain devint l’aliment de base dans l’alimentation, et plus particulièrement, jusqu’aux temps modernes, dans les familles pauvres. Son importance se traduit par une riche variété de compositions selon les lieux et les époques. De nombreuses expressions et dictons accompagnent la popularité de cet aliment :
Avoir du pain sur la planche, être au pain sec, manger son pain blanc en premier, bon comme du bon pain, gagner son pain à la sueur de son front …
Sur le plan historique on se rappelle aussi les fameuses paroles de Marie-Antoinette parlant du peuple affamé : « S'ils n'ont plus de pain, qu'ils mangent de la brioche. »
Et l’expression tirée des Satires (X, 81) de Juvénal : « Du pain et des jeux », qui symbolise, de manière méprisante, les deux appétits primaires du peuple : se nourrir et se divertir.
Pour compléter ces éléments sommaires, je renvoie le lecteur à l’article de Wikipédia très complet : https://fr.wikipedia.org/wiki/Pain
Dans la Bible le mot pain apparaît de très nombreuses fois (201 fois dans l’AT, 19 fois dans les psaumes et 55 fois dans le NT ; nous essaierons de voir tous les symboles qui en émanent et permettant de mieux apprécier la richesse symbolique de ce pain devenu eucharistie.
La bibliographie se trouve en fin d’article.
Photo d’en-tête : Joos van Cleve (vers 1485 – 1540/1541), La Cène, huile sur panneau de bois (partie centrale d’une prédelle mesurant ht : 45 cm, l : 206 cm), Musée du Louvre (Photo Wikimedia commons)
Photo suivante : Jan Brueghel le jeune (1601-1678), Adam au travail des champs (Coll. Part.)
1 C’est à la sueur de ton visage que tu gagneras ton pain (Gn 3, 19)
Après avoir mangé du fruit de l’arbre défendu, l’homme est interpelé par le Seigneur, c’est la première fois dans la bible que le mot pain est utilisé :
De lui-même, il [le sol] te donnera épines et chardons, mais tu auras ta nourriture en cultivant les champs.
C’est à la sueur de ton visage que tu gagneras ton pain, jusqu’à ce que tu retournes à la terre dont tu proviens ; car tu es poussière, et à la poussière tu retourneras. » (Gn 3, 18-19)
Auparavant Dieu avait ordonné à l’homme de manger des fruits de tous les arbres du jardin d’Eden sauf celui de « l’expérience du bon et du mauvais » (Gn 2, 16-17), jardin dont il lui confiait la garde et la culture (Gn 2, 15). Cette nourriture était donc végétarienne, composée de semences diverses, graines ou fruits :
Dieu dit encore : « Je vous donne toute plante qui porte sa semence sur toute la surface de la terre, et tout arbre dont le fruit porte sa semence : telle sera votre nourriture. (Gn 1, 29)
L’homme et la femme devront désormais affronter d’abord, à la sueur de leur visage, ronces et épines pour cultiver avec profit le sol. De simples semences ne pourront plus lui suffire pour se nourrir et il devra encore les transformer en pain, mélange d’eau de farine cuit.
Ce passage du cru au cuit marquerait ainsi ce grand bouleversement introduit par la faille originelle (sur cette faille plutôt que péché originel cf. http://www.bible-parole-et-paroles.com/2015/02/la-reconciliation-2.html )
L’axe qui relie le cru et le cuit est caractéristique du passage à la culture ; celui qui relie le cru et le pourri, du retour à la nature, puisque la cuisson accomplit la transformation culturelle du cru comme la putréfaction en achève la transformation naturelle.” (Claude Lévi-Strauss, Paroles données, p.54, Plon, 1984).
La créature s’émancipe de son créateur, de ce « cru » originel et naturel du jardin d’Eden dont il est d’ailleurs expulsé (Gn 3, 23-24) pour participer désormais de manière indépendante et continue à la création en « inventant » le pain, aliment cuit. Comme le souligne Claude Lévi-Strauss cette transformation culturelle a toutefois la putréfaction comme horizon. L’homme « cultivé » est appelé à retourner « naturellement » à la poussière comme ses œuvres :
car tu es poussière, et à la poussière tu retourneras (Gn 3, 19)
Les semences broyées en farine et mélangées à l’eau subissent le feu de la cuisson et meurent en quelque sorte à leur état naturel pour donner force vitale à l’humain appelé lui-même à mourir … nous en resterons là pour l’instant.
Cuisson d'un pain sahraoui (taguella) à Tindouf (Algérie). Les hébreux devaient cuire leur pain certainement d’une façon semblable
2 Pendant sept jours, vous mangerez des pains sans levain (Ex 12, 15)
Quelle était la nature de ce pain des origines ? Plusieurs céréales et légumineuses devaient entrer dans sa composition :
Prends du blé, de l’orge, des fèves, des lentilles, du millet et de l’épeautre : mets-les dans un même récipient ; tu t’en feras du pain. (Ez 4, 9)
On accorde aux égyptiens la primeur de l’utilisation de levain (cf article Wikimedia).
Dieu confia à Aaron et à Moïse les consignes pour préparer la première Pâque qui marquait le départ d’Egypte des fils d’Israël, avec en particulier l’ordre de ne manger que des pains sans levain :
On mangera sa chair [celle de l’agneau] cette nuit-là, on la mangera rôtie au feu, avec des pains sans levain et des herbes amères. (Ex 12, 8)
Le peuple emporta la pâte avant qu’elle n’ait levé : ils enveloppèrent les pétrins dans leurs manteaux et les mirent sur leurs épaules. (Ex 12, 34)
La précipitation du départ semble expliquer cette consigne :
Ils firent cuire des galettes sans levain avec la pâte qu’ils avaient emportée d’Égypte et qui n’avait pas levé ; en effet, ils avaient été chassés d’Égypte sans avoir eu le temps de faire des provisions. (Ex 12, 39)
Manger du pain levé pouvait alors être considéré comme une trahison :
Pendant sept jours, vous mangerez des pains sans levain. Dès le premier jour, vous ferez disparaître le levain de vos maisons. Et celui qui mangera du pain levé, entre le premier et le septième jour, celui-là sera retranché du peuple d’Israël. (Ex 12, 15)
On peut considérer aussi que l’absence de levain, dont on dit que les égyptiens ont eu la primeur de l’utilisation, doit marquer la coupure nécessaire des israélites d’avec leur monde d’avant. On sait qu’ils auront un peu plus tard dans le désert la nostalgie de leurs habitudes alimentaires et en particulier du pain qu’ils avaient à satiété :
Les fils d’Israël leur dirent : « Ah ! Il aurait mieux valu mourir de la main du Seigneur, au pays d’Égypte, quand nous étions assis près des marmites de viande, quand nous mangions du pain à satiété ! Vous nous avez fait sortir dans ce désert pour faire mourir de faim tout ce peuple assemblé ! » (Ex 16, 3)
La fermentation provoquée par le levain marque aussi un processus de décomposition et son abandon indique un renouveau par le retour à la pureté des origines. D’ailleurs Saint Paul utilisera plus tard cette image :
Purifiez-vous donc des vieux ferments, et vous serez une pâte nouvelle, vous qui êtes le pain de la Pâque, celui qui n’a pas fermenté. Car notre agneau pascal a été immolé : c’est le Christ.
Ainsi, célébrons la Fête, non pas avec de vieux ferments, non pas avec ceux de la perversité et du vice, mais avec du pain non fermenté, celui de la droiture et de la vérité. (1 Co 5, 7-8)
3 Vous aurez du pain à satiété. Alors vous saurez que moi, le Seigneur, je suis votre Dieu. (Ex 16, 12)
Devant la récrimination des fils d’Israël de ne pas manger à leur faim (Ex 16, 3)
Le Seigneur dit à Moïse : « Voici que, du ciel, je vais faire pleuvoir du pain pour vous. Le peuple sortira pour recueillir chaque jour sa ration quotidienne, et ainsi je vais le mettre à l’épreuve : je verrai s’il marchera, ou non, selon ma loi. (Ex 16, 4)
Ce pain venu du ciel se présentait ainsi :
… le lendemain matin, il y avait une couche de rosée autour du camp.
Lorsque la couche de rosée s’évapora, il y avait, à la surface du désert, une fine croûte, quelque chose de fin comme du givre, sur le sol. (Ex 16, 13-14)
Les hébreux s’interrogèrent : « Mann hou ? » - Qu’est-ce que c’est ? (Ex (16, 15)
D’où l’appellation manne.
Dans le désert où rien ne pousse, l’ordre de Dieu donné à l’homme de manger du pain à la sueur de son visage ne peut s’appliquer et il intervient alors pour lui offrir un pain venu du ciel, comme la rosée.
Ce don s’accompagne cependant d’une mise à l’épreuve. Il restitue en quelque sorte le paradis initial où tout s’offrait à l’homme gratuitement en échange de cette mise en garde de ne pas manger de l’arbre de la Connaissance du Bien et du Mal. La curiosité d’Adam et Eve se retrouve dans cette interrogation « Qu’est-ce que c’est ? ».
Comme dans le récit de la Création, le sabbat est marqué par le repos et les israélites doivent s’abstenir de récolter la manne dont ils ont le droit de faire une double récolte la veille (Ex 16, 29). Cela dura quarante ans - quarante étant le nombre caractéristique des mises à l’épreuve dans la bible (Ex 16, 35) - et Dieu ordonna à Moïse de garder une pleine mesure de manne dans un vase en témoignage pour les générations futures (Ex 16, 32-33).
Le don est accompagné d’une mise à l’épreuve, et inversement. Telle paraît être la modalité de l’Alliance dont le souvenir doit être transmis aux générations futures.
Sur la manne, on peut se reporter à mon article : http://www.bible-parole-et-paroles.com/2015/03/man-hou.html
Nicolas Poussin (1594-1665), La récolte de la manne (avec cadre), huile sur toile, Musée du Louvre (Photo Wikimedia commons)
4 L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui vient de la bouche du Seigneur. (Dt 8, 2-3)
Souviens-toi de la longue marche que tu as faite pendant quarante années dans le désert ; le Seigneur ton Dieu te l’a imposée pour te faire passer par la pauvreté ; il voulait t’éprouver et savoir ce que tu as dans le cœur : allais-tu garder ses commandements, oui ou non ?
Il t’a fait passer par la pauvreté, il t’a fait sentir la faim, et il t’a donné à manger la manne – cette nourriture que ni toi ni tes pères n’aviez connue – pour que tu saches que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui vient de la bouche du Seigneur. (Dt 8, 2-3)
La pluie et la neige qui descendent des cieux n’y retournent pas sans avoir abreuvé la terre, sans l’avoir fécondée et l’avoir fait germer, donnant la semence au semeur et le pain à celui qui doit manger ;
ainsi ma parole, qui sort de ma bouche, ne me reviendra pas sans résultat, sans avoir fait ce qui me plaît, sans avoir accompli sa mission. (Is 55, 10-11)
Écoutez, cieux, je vais parler! que la terre entende les paroles de ma bouche !
Mon enseignement ruissellera comme la pluie, ma parole descendra comme la rosée, comme l’ondée sur la verdure, comme l’averse sur l’herbe. (Dt 31, 1-2)
On se souvient que la manne apparaissait le matin après la dissipation de la rosée (Ex 16, 13-14). Ainsi la parole de Dieu est assimilée à une pluie qui vient féconder la terre et retourne auprès de lui.
La Parole, pain de vie, s’est faite chair :
Au commencement, la parole
la parole avec Dieu
Dieu la parole. (Jn 1, 1, trad. Bible Bayard)
La parole a pris chair
parmi nous elle a planté sa tente
et nous avons contemplé son éclat
éclat du fils unique du Père … (Jn 1, 14, Trad. Bible Bayard))
Jésus, parole du Père, est pain de vie venu du ciel, pain devenu chair et donné pour que vive le monde :
Vos parents ont mangé la manne dans le désert et ils sont morts. Voici le pain venu du ciel pour que celui qui en mange ne meure pas. Je suis le pain vivant, celui qui vient du ciel. Si quelqu’un mange de ce pain, il reste en vie. Et le pain que je donnerai pour que vive le monde c’est ma chair. (Jn 6, 49-51)
Vincent Van Gogh (1853-1890), Champ de blé aux cyprès (1889), huile sur toile (ht: 72.1 cm ; l : 90.9 cm), National Gallery (Photo Wikimedia commons)
5 Elle avait appris que le Seigneur avait visité son peuple et lui donnait du pain. (Rt 1, 5-6)
Seuls Matthieu et Luc évoquent la naissance de Jésus à Bethléem. On pourra se reporter à mon article à ce propos : http://www.bible-parole-et-paroles.com/2017/01/jesus-est-il-ne-a-bethleem.html
C’est là que revint, chez elle, Noémi avec ses deux belles-filles.
Mahlone et Kilyone moururent à leur tour, et Noémi resta privée de ses deux fils et de son mari.
Alors, avec ses belles-filles, elle se prépara à quitter les Champs-de-Moab et à retourner chez elle, car elle avait appris que le Seigneur avait visité son peuple et lui donnait du pain. (Rt 1, 5-6)
Seule Ruth resta avec sa belle-mère et rencontra Booz en glanant sur les champs :
Au moment du repas, Booz lui dit : « Approche-toi ; mange de ce pain, trempe ton morceau dans la vinaigrette. » Elle s’assit à côté des moissonneurs, et Booz lui passa des épis grillés. Elle mangea, fut rassasiée et garda le reste. (Rt 2, 14)
Il est beaucoup question de moissons et de pain à Bethléem dont la signification est d’ailleurs maison du pain. C’est aussi le lieu d’une belle histoire d’amour qui vit Booz racheter le champ de son frère Élimélek, mari de Noémi, et épouser Ruth qui lui donna un fils, Obed, qui engendra Jessé, et Jessé engendra David, tous deux habitant Bethléem et lignée dont est issu Jésus.
C’est le prophète Michée qui annonça la naissance du messie à Bethléem :
Et toi, Bethléem Éphrata, le plus petit des clans de Juda, c’est de toi que sortira pour moi celui qui doit gouverner Israël. Ses origines remontent aux temps anciens, aux jours d’autrefois. (Mi 5, 1)
Au berger de Bethléem, David, succèdera plus tard le bon berger, Jésus (Jn 10, 11).
Dans la tradition, certains suggèrent que Beth-el, la maison de dieu, qui est la pierre dressée par Jacob, serait devenue beth-lehem, la maison du pain.
En effet, après le songe où il avait vu cette fameuse échelle, Jacob érigea en stèle la pierre sur laquelle il avait posé sa tête pour dormir :
Jacob se leva de bon matin, il prit la pierre qu’il avait mise sous sa tête, il la dressa pour en faire une stèle, et sur le sommet il versa de l’huile.
Jacob donna le nom de Béthel (c’est-à-dire : Maison de Dieu) à ce lieu qui auparavant s’appelait Louz.
Alors Jacob prononça ce vœu : « Si Dieu est avec moi, s’il me garde sur le chemin où je marche, s’il me donne du pain pour manger et des vêtements pour me couvrir,
et si je reviens sain et sauf à la maison de mon père, le Seigneur sera mon Dieu.
Cette pierre dont j’ai fait une stèle sera la maison de Dieu. De tout ce que tu me donneras, je prélèverai la dîme pour toi. » (Gn 28, 18-22)
Cette stèle est aussi le témoignage d’une alliance avec Dieu dont il attend du pain et des vêtements. De cette pierre érigée en stèle pourra en quelque sorte sortir du pain pour manger.
On ne peut éviter de penser alors à cet épisode de la tentation de Jésus au désert où le diable propose à Jésus de transformer en pain des pierres pour le nourrir :
Alors Jésus fut conduit au désert par l’Esprit pour être tenté par le diable.
Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim.
Le tentateur s’approcha et lui dit : « Si tu es Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains. »
Mais Jésus répondit : « Il est écrit : L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. » (Mt 4, 1-4)
Jésus reprend ici Dt 8, 3, comme il répondra aux d’ailleurs aux deux autres tentations du diable par des citations de l’Ecriture. Jésus est en effet le vrai pain, parole vivante de son Père, destiné à être partagé en mémoire de sa mort-résurrection.
Joseph Anton Koch (1768-1839), Paysage avec Ruth et Booz (autour de 1823-25), huile sur toile (84,5 cm x109,9 cm), Milwaukee Art Museum, Photo Wikimedia commons)
6 C’est de toi que tout vient, Seigneur ce que nous te donnons, nous l’avons reçu de ta main. (1 Ch 29, 14)
Un curieux personnage apparaît seulement deux fois dans l’AT, Melchisédech, dont le nom signifie roi de justice, prêtre et roi de Salem qui signifie paix :
Melkisédek, roi de Salem, fit apporter du pain et du vin : il était prêtre du Dieu très-haut.
Il le bénit en disant : « Béni soit Abram par le Dieu très-haut, qui a créé le ciel et la terre ;
et béni soit le Dieu très-haut, qui a livré tes ennemis entre tes mains. » Et Abram lui donna le dixième de tout ce qu’il avait pris. (Gn 14, 18-20)
On le retrouve dans le psaume 109 :
Le Seigneur l'a juré dans un serment irrévocable : « Tu es prêtre à jamais selon l'ordre du roi Melkisédek. » (Ps 109, 4)
Les chrétiens ont vu dans ce roi-prêtre qui bénit le pain, une figure symbolique du Christ et Paul s’attarde longuement sur ce symbole dans son Epître aux Hébreux (5, 5-10 ; 6, 19-20 ; 7) :
Il en est bien ainsi pour le Christ : il ne s’est pas donné à lui-même la gloire de devenir grand prêtre ; il l’a reçue de Dieu, qui lui a dit : Tu es mon Fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré,
car il lui dit aussi dans un autre psaume : Tu es prêtre de l’ordre de Melkisédek pour l’éternité. (He 5, 5-6)
Melchisédech apparaît comme un personnage hors du temps de l’histoire, propre à symboliser la bénédiction du pain (et du vin) et le partage de celui-ci, en en donnant à Abram qui de son côté lui offre le dixième de son butin.
L’importance que ce grand-prêtre a pu avoir principalement dans l’histoire chrétienne lui a valu d’apparaître dans le Canon de la messe romain (devenu Prière eucharistique n°1) :
Et comme il t´a plu d´accueillir les présents d´Abel le Juste, le sacrifice de notre père Abraham, et celui que t´offrit Melchisédech ton grand prêtre, en signe du sacrifice parfait, regarde cette offrande avec amour et, dans ta bienveillance, accepte-la.
Le Livre du Lévitique fixe le cérémonial des sacrifices confié Aaron et ses fils appartenant à la famille sacerdotale issue de Lévi.
A côté des sacrifices d’animaux se pratiquent des offrandes de céréales consistant en fleur de farine ou galettes cuites sans levain. Une partie est brûlée sur l’autel, l’autre revient aux fils d’Aaron (Lv 2) :
Aucune des offrandes de céréales que vous apporterez au Seigneur ne sera préparée avec un ferment, car vous ne ferez jamais fumer ni du levain ni du miel en nourriture offerte pour le Seigneur. (Lv 2, 11)
Les Israélites offrent donc des produits de la terre qu’ils ont travaillés, respectant en cela la consigne donnée par Dieu au premier homme. Ces offrandes sont partagées entre Dieu et les prêtres qui représentent alors les Israélites. La farine et le pain sont à la fois objets d’offrande et de partage.
Au-delà d’autres cérémonies sacrificielles où le pain est offert, il nous faut parler maintenant de ce qui est appelé « pains de proposition ».
Après avoir donné à Moïse ses instructions sur la construction de l’arche puis sur celle d’une table, le Seigneur lui demanda de disposer sur celle-ci le pain de la face (en hébreu lehem panîm) :
Et sur la table, tu placeras face à moi le pain qui m’est destiné, perpétuellement. (Ex 25, 30)
C’est en cet endroit que le Seigneur devait apparaître à Moïse en particulier pour lui dicter ses ordres aux fils d’Israël (Ex 25, 22).
Par la suite, le pain est le seul aliment offert derrière le voile de la tente, puis du temple, et par les seuls prêtres :
Tu prendras de la fleur de farine, et tu en feras cuire douze gâteaux, chacun de deux dixièmes d’épha.
Puis tu les placeras en deux rangées de six sur la table d’or pur qui est devant le Seigneur.
Sur chaque rangée, tu déposeras de l’encens pur. Ce sera un aliment apporté en témoignage, une nourriture offerte pour le Seigneur.
Chaque jour de sabbat, on les disposera devant le Seigneur perpétuellement, de la part des fils d’Israël : c’est une alliance perpétuelle.
Ils seront pour Aaron et ses fils, qui les mangeront en un lieu saint : ils sont pour eux une part très sainte de la nourriture offerte pour le Seigneur. C’est un décret perpétuel. (Lv 24, 5-9)
Ce pain de proposition symbolise donc l’alliance perpétuelle entre Dieu et son peuple. Six pains sont réservés à Dieu tandis que les prêtres, représentant le peuple, consommeront les six autres. Les douze pains sont remplacés à chaque sabbat, lui aussi signe d’alliance.
Ci-dessus : Pieter Paul Rubens (1577-1640), Abraham et Melchisedech (vers 1615-18), huile sur bois, transposée sur toile (H. 2,04 m x L. 2,50 m), Musée des Beaux Arts de Caen (Photo Wikimedia commons). Lien vers la notice très complète du musée : https://mba.caen.fr/sites/mba/files/2020-08/2.Pierre-Paul%20RUBENS-Abraham%20et%20Melchis%C3%A9dech-2019.pdf
7 Si tu offres ton pain à l’affamé, si tu rassasies le gosier torturé, ta lumière se lèvera dans les ténèbres … (Is 58, 10)
Si le pain est partagé entre Dieu et son peuple, il doit être aussi partagé entre tous. Cela fait partie des gestes habituels de l’hospitalité. Aux chênes de Mambré, Abraham aperçoit trois hommes auxquels il proposera de se refaire des forces (Gn 18, 1-15) :
Abraham se hâta d’aller trouver Sara dans sa tente, et il dit : « Prends vite trois grandes mesures de fleur de farine, pétris la pâte et fais des galettes. » (Gn 18, 6)
Cette hospitalité du repas offerte à trois inconnus, par Abraham et Sara qui se font leurs serviteurs, et en particulier l’offrande de pain, sera gage de fécondité pour Sara demeurée stérile :
Le voyageur reprit : « Je reviendrai chez toi au temps fixé pour la naissance, et à ce moment-là, Sara, ta femme, aura un fils. » Or, Sara écoutait par-derrière, à l’entrée de la tente. (Gn 18, 10)
Sur ordre du Seigneur, le prophète Elie, fuyant de Tishbé en Galaad, fait halte au torrent de Kérith. Chaque jour un corbeau vient le ravitailler de pain et viande, matin et soir, et il peut boire l’eau du torrent (1 R 17, 1-6). Devant la sécheresse grandissante, le Seigneur lui demande d’aller à Sarepta où une veuve devrait le nourrir. (1 R 17, 7-10). Rencontrant cette veuve venue ramasser du bois, il lui demande un peu d’eau et de pain :
Elle répondit : « Je le jure par la vie du Seigneur ton Dieu : je n’ai pas de pain. J’ai seulement, dans une jarre, une poignée de farine, et un peu d’huile dans un vase. Je ramasse deux morceaux de bois, je rentre préparer pour moi et pour mon fils ce qui nous reste. Nous le mangerons, et puis nous mourrons. »
Élie lui dit alors : « N’aie pas peur, va, fais ce que tu as dit. Mais d’abord cuis-moi une petite galette et apporte-la moi ; ensuite tu en feras pour toi et ton fils.
Car ainsi parle le Seigneur, Dieu d’Israël : Jarre de farine point ne s’épuisera, vase d’huile point ne se videra, jusqu’au jour où le Seigneur donnera la pluie pour arroser la terre. »
La femme alla faire ce qu’Élie lui avait demandé, et pendant longtemps, le prophète, elle-même et son fils eurent à manger.
Et la jarre de farine ne s’épuisa pas, et le vase d’huile ne se vida pas, ainsi que le Seigneur l’avait annoncé par l’intermédiaire d’Élie. (1 R 17, 12-16)
Voici une multiplication de farine qui ressemble étrangement à celle des pains dans les évangiles. Une fois encore, là où il y a don, l’abondance advient. Plus encore, la vie surabonde pour vaincre la mort, signe de la présence de Dieu :
Après cela, le fils de la femme chez qui habitait Élie tomba malade ; le mal fut si violent que l’enfant expira.
Alors la femme dit à Élie : « Que me veux-tu, homme de Dieu ? Tu es venu chez moi pour rappeler mes fautes et faire mourir mon fils ! »
Élie répondit : « Donne-moi ton fils ! » Il le prit des bras de sa mère, le porta dans sa chambre en haut de la maison et l’étendit sur son lit.
Puis il invoqua le Seigneur : « Seigneur, mon Dieu, cette veuve chez qui je loge, lui veux-tu du mal jusqu’à faire mourir son fils ? »
Par trois fois, il s’étendit sur l’enfant en invoquant le Seigneur : « Seigneur, mon Dieu, je t’en supplie, rends la vie à cet enfant ! »
Le Seigneur entendit la prière d’Élie ; le souffle de l’enfant revint en lui : il était vivant !
Élie prit alors l’enfant, de sa chambre il le descendit dans la maison, le remit à sa mère et dit : « Regarde, ton fils est vivant ! »
La femme lui répondit : « Maintenant je sais que tu es un homme de Dieu, et que, dans ta bouche, la parole du Seigneur est véridique. » (1 R 17, 17-24)
On peut se rappeler cette parole de Jésus à ses soixante-douze disciples envoyés en mission et engagés à manger ce qui leur sera offert :
Dans toute ville où vous entrerez et où vous serez accueillis, mangez ce qui vous est présenté.
Guérissez les malades qui s’y trouvent et dites-leur : “Le règne de Dieu s’est approché de vous.” (Lc 10, 8-9)
Un peu plus tard, Elie, fuyant Jézabel, s’arrêtait de marcher et demandait la mort :
Puis il s’étendit sous le buisson, et s’endormit. Mais voici qu’un ange le toucha et lui dit : « Lève-toi, et mange ! »
Il regarda, et il y avait près de sa tête une galette cuite sur des pierres brûlantes et une cruche d’eau. Il mangea, il but, et se rendormit. (1 R 19, 5-6)
Nouveau signe de l’Alliance entre le Seigneur et Elie, le don du pain est d’ailleurs accompagné comme précédemment, et comme souvent dans la bible, du don de l’eau, faisant de tous les deux une nécessité vitale. On sait combien le symbole de l’eau est important dans toute la bible et celui du pain peut bénéficier alors de cette connotation avec celui-ci.
Bernardo Strozzi (1581-1644), Le Prophète Elie et la veuve de Sarepta (entre 1640 et 1644), huile sur toile (106 cm x 138 cm), Kunsthistoriches Museum, Vienne (Photo Wikimedia commons)
8 Donne-nous chaque jour notre pain à venir
Le don du pain est au cœur de cette prière du « Notre Père » instituée par Jésus et dont seuls Matthieu et Luc font mention :
« Quand vous priez, dites : Père, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne.
Donne-nous le pain dont nous avons besoin pour chaque jour.
Pardonne-nous nos péchés, car nous-mêmes, nous pardonnons aussi à tous ceux qui ont des torts envers nous. Et ne nous laisse pas entrer en tentation. »
(Lc 11, 1-4)
Vous donc, priez ainsi : Notre Père, qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié,
que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour.
Remets-nous nos dettes, comme nous-mêmes nous remettons leurs dettes à nos débiteurs.
Et ne nous laisse pas entrer en tentation, mais délivre-nous du Mal.
(Mt 6, 9-13)
C’est le texte de Matthieu qui a été retenu pour la célébration de la messe avec toutefois le mot péchés, emprunté à Luc, plutôt que dettes. (A ce propos on pourra se reporter à mon article : http://www.bible-parole-et-paroles.com/2023/10/pardon-et-reparation.html , § de la dette au péché)
La demande concernant le pain comporte aussi une variante qui repose sur des textes grecs un peu différents dont nous donnons ici les traductions mot à mot (NT interlinéaire) :
Donne-nous notre pain de maintenant (epiousion) chaque jour (kath’hèmeran) (Lc 11, 3)
Donne-nous notre pain de maintenant (epiousion) aujourd’hui (sèmeron) (Mt 6, 11)
La traduction retenue pour la messe Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour est donc celle de Mt 6, 11.
Cette traduction et celles habituellement retenues sont pour le moins surprenantes. Peut-on supposer demander le pain de maintenant (de ce jour) hier ou demain ?
Les exégètes se sont intéressés au mot grec epiousion car son interprétation influe également sur le sens du mot pain. Ce mot grec n’a pas d’usage repéré avant celui-ci. Les exégètes sont tentés par deux étymologies de cet adjectif formé sur le participe présent de deux verbes voisins :
- Epienai : aller à la suite de, on devrait alors traduire le pain pour demain
- Epeimi : être au-dessus, surpasser, on devrait alors traduire le pain qui surpasse tout, supersubstantiel ou surnaturel (Saint Jérôme utilise le mot latin supersubstantialem)
Examinons maintenant le contexte des évangiles dans lequel le Notre Père est introduit.
A la fin du même chapitre 6 de Matthieu, Jésus demande de ne pas se soucier du lendemain :
Ne vous faites donc pas tant de souci ; ne dites pas : “Qu’allons-nous manger ?” ou bien : “Qu’allons-nous boire ?” ou encore : “Avec quoi nous habiller ?”
Tout cela, les païens le recherchent. Mais votre Père céleste sait que vous en avez besoin.
Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît.
Ne vous faites pas de souci pour demain : demain aura souci de lui-même ; à chaque jour suffit sa peine. (Mt 6, 31-34)
Demander du pain pour demain semble alors hors de propos. Il faut d’abord chercher le Royaume et tout le reste (le pain) sera donné par surcroît.
Dans le chapitre suivant Matthieu insiste sur l’efficacité de la prière :
Si donc vous, qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père qui est aux cieux donnera-t-il de bonnes choses à ceux qui les lui demandent ! (Mt 7, 11)
Ces bonnes choses deviennent dans la version parallèle de Luc :
Si donc vous, qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus le Père du ciel donnera-t-il l’Esprit Saint à ceux qui le lui demandent ! » (Lc 11, 13)
Ce pain que Jésus nous invite à demander dans le Notre Père n’est pas seulement du pain indispensable à notre nourriture. Il a une signification qui va au-delà, qui projette dans l’avenir du Royaume de Dieu déjà en construction.
Ainsi, dans le Notre Père de l’évangile de Luc, la demande du pain vient juste après « que ton règne ».
Un peu plus loin dans le même évangile, un convive dit à Jésus qui venait de s’exprimer sur le choix des personnes à inviter à un festin :
« Heureux celui qui participera au repas dans le royaume de Dieu ! » (Lc 14, 15)
Nous avons vu aussi plus haut qu’il s’agit du pain de la Parole de Dieu :
« Il est écrit : L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. » (Mt 4, 1-4)
Parole qui s’est faite chair, pour mourir et ressusciter :
Et le pain que je donnerai pour que vive le monde c’est ma chair. (Jn 6, 51)
Aussi la traduction que je propose pour cette demande de pain du Notre Père serait plutôt :
Donne-nous chaque jour notre pain à venir
Le mot pain peut ainsi plus facilement désigner à la fois le pain que nous demandons pour nous nourrir aujourd’hui, mais aussi ce pain eschatologique du Royaume, Parole faite chair, donnée pour que vive le monde.
Ci-dessus : La multiplication des pains : Enluminure du Codex Egberti, évangéliaire enluminé réalisé au scriptorium de Reichenau pour l'archevêque de Trèves Egbert (980-993). Il est conservé à la bibliothèque de la ville de Trèves (Cod.24).
Pour avoir un commentaire sur cette enluminure :
https://ec-ressources.fr/GNAP/NPR/NPRnotrepere/NP5doc/NP5B2.php
9 Pendant le repas, Jésus, ayant pris du pain et prononcé la bénédiction, le rompit et, le donnant aux disciples, il dit : « Prenez, mangez : ceci est mon corps. » (Mt 26, 26)
Nous ne pouvons aborder maintenant l’institution de l’eucharistie sans nous intéresser à l’épisode de la multiplication des pains (Mt 14, 13-21 // Mc 6, 31-44 // Lc 9, 10-17 // Jn 6, 1-13). Matthieu (15, 32-39) et Marc (8, 1-10) font aussi mention d’une seconde multiplication.
Les récits varient un peu suivant les évangélistes mais ils gardent tous la même structure dans cette partie centrale où Jésus rend possible cette distribution de pain à tous. Celle des poissons est moins mise en valeur mais avec le pain ils constituaient, séchés, une nourriture adaptée aux « repas pris sur le pouce ».
Jésus prit les pains
Levant les yeux au ciel il dit la bénédiction (ou ayant rendu grâces chez Mt 15, 36 et Jn 6, 11)
Il les rompit
Il les donna aux disciples pour les présenter à la foule (Jn 6, 11 mentionne une distribution directe par Jésus)
On relève tout de suite la similitude de ce texte avec celui de l’institution de l’eucharistie. On peut faire d’autres rapprochements :
- Cet épisode se passe en fin de journée (Mt 14, 15 // Mc 6, 35) // Lc 9, 12) et Jean précise même à l’approche de la Pâque (Jn 6, 4).
- Les disciples sont chargés des préparatifs : ici, de trouver des pains parmi la foule, et plus tard de trouver une salle et de préparer la Pâque. Ils doivent se comporter en serviteurs comme Jésus leur enseignera au cours du lavement des pieds que Jean place avant le dernier repas (Jn 13, 1-20). Adam dut se faire serviteur de la terre à la sueur de son front pour obtenir les récoltes lui permettant de fabriquer la farine nécessaire à son pain. (Voir article chap. 1). Abraham et Sara se firent serviteurs de leurs trois hôtes, la veuve de Sarepta du prophète Elie. (Voir chap. 7)
- Le pain rompu est partagé et offre ainsi à chacun de communier au même pain. La foule allongée sur l’herbe par groupes de cent et de cinquante (Mc 6, 40) devient une communauté organisée.
La coupe de bénédiction que nous bénissons, n’est-elle pas communion au sang du Christ ? Le pain que nous rompons, n’est-il pas communion au corps du Christ ?
Puisqu’il y a un seul pain, la multitude que nous sommes est un seul corps, car nous avons tous part à un seul pain. (1 Co 10, 16-17)
C’est à la fraction du pain que les disciples reconnaîtront plus tard Jésus ressuscité (Lc 24, 30-32).
La surabondance des pains dont les restes sont rassemblés dans douze couffins rappelle le miracle de la farine constamment renouvelée de la veuve de Sarepta (voir chap. 7).
Elle évoque aussi la manne récoltée en abondance dans le désert (Voire article chap. 3) :
Vous aurez du pain à satiété (Ex 16, 12)
Elle annonce la vie en surabondance parce qu’offerte du Christ :
Moi, je suis venu pour que les brebis aient la vie, la vie en abondance.
Moi, je suis le bon pasteur, le vrai berger, qui donne sa vie pour ses brebis. (Jn 10, 10-11)
A rapprocher des paroles de Jésus voyant la foule qui l’attendait avant qu’il multiple pour elle les pains :
En débarquant, Jésus vit une grande foule. Il fut saisi de compassion envers eux, parce qu’ils étaient comme des brebis sans berger. Alors, il se mit à les enseigner longuement. (Mc 6, 34)
Du peu de nos vies, du peu de ce que nous avons ou trouvons, Jésus crée la surabondance, celle du Royaume demandée dans le Notre Père (Voir article chap. 8). Il n’y a pas lieu d’être sceptique comme les disciples qui se réfugient dans des calculs qui prouvent, certes, leur sens des responsabilités :
« Irons-nous dépenser le salaire de deux cents journées pour acheter des pains et leur donner à manger ? » (Mc 6, 37)
C’est de propos délibéré que Jésus demande ici à ses disciples combien de pains ils ont, comme s’il voulait pousser la situation à l’absurde pour bien faire voir la vanité de la logique de l’avoir : que faire avec sept pains et quelques petits poissons ? Mais la seule chose qu’il nous demande en réalité, c’est de nous laisser aller avec confiance à nos élans les plus immédiats d’amour et de solidarité avec les miséreux, d’envoyer promener comptes et chiffres et de nous montrer enfin capables simplement de donner de nous-mêmes, en faisant don de ce que nous avons, aussi minime que soit ce don. Si nous osions nous engager ainsi, nous verrions continuellement se reproduire les mêmes miracles : vides, nos mains n’en seraient pas moins en état de transmettre aux autres une richesse que nous n’aurions jamais crue possible tant que nous ne fixions nos yeux que sur nous-mêmes. (E. Drewermann, p. 170)
C’est le sens même de la fraction du pain eucharistique :
Puis, ayant pris du pain et rendu grâce, il le rompit et le leur donna, en disant : « Ceci est mon corps, donné pour vous. Faites cela en mémoire de moi. » (Lc 22, 19)
De ce pain que nous partagerons avec les autres en mémoire de Jésus mort et ressuscité, envoyant « promener comptes et chiffres » pour « donner de nous-mêmes », pourra naître ce pain à venir, la surabondance du Royaume.
Si tu offres ton pain à l’affamé, si tu rassasies le gosier torturé, ta lumière se lèvera dans les ténèbres … (Is 58, 10) (Voir article chap. 7)
On pourra se reporter à l’article de mon blog où je parle de l’eucharistie pour compléter ces réflexions : http://www.bible-parole-et-paroles.com/2015/04/eucharistie.html
La célébration eucharistique de l’Eglise consiste toujours à nous transmettre Dieu de main en mains, en restant pleinement conscients que nous ne le possédons pas, et à élever nos yeux vers le ciel pour recevoir à nouveau notre existence comme une bénédiction. Pour nos sens, le pain reste ce qu’il est, et il ne change absolument pas de forme. Mais sous l’apparence extérieure, c’est Dieu qui survient dans nos vies. Au-delà de notre angoisse, au-delà de notre étroitesse … c’est le grand large qui, d’une manière jusqu’alors inconnue, fait irruption dans notre cœur. Nous vivrons, et la puissance de la mort se brisera sur le signe du pain qui se multiplie, pour peu que nous osions nous le donner les uns aux autres. (E. Drewermann, p. 146)
Multiplication des pains, manuscrit arménien, Evangile du peintre Daniel d’Uranc (Xizan), 1433. (Photo Wikimedia commons)
Bibliographie
- Eugen Drewermann, La parole et l’angoisse-Commentaire de l’Evangile de Marc, Ed. Desclée de Brouwer, 1995.
- Camille Focant, L’évangile selon Marc, Ed. Cerf, 2010.
- François Bovon, L’Evangile selon Saint Luc (1-9), Ed. Labor et Fides, 1991.
- Auteurs multiples, Vocabulaire biblique, Ed. Rencontre, 4° éd. 1969.
- Christophe Pichon, Ce que dit la Bible sur … le pain, Ed. Nouvelle Cité, 2022.
- Jocelyn Dorvault, Notre Père (pour ne plus rabâcher), Ed. Cerf (2017)
- Philippe Haddad , Notre Père – Avinou shébashamayim, , chez l’auteur (an juif 5774, 2014)
- Marc Philonenko, Le NotrePère-De la prière de Jésus à la prière des disciples, Ed. NRF, 2001.
- Maurice Cocagnac, Les symboles bibliques, Ed. Cerf, 2006.
Les traductions bibliques sont celles de la Bible liturgique sauf mention spéciale.
Complément
Partager le pain eucharistique est déjà participer au banquet céleste comme le traduit bien cette antienne du Magnificat des secondes vêpres de la Fête Dieu dont on attribue les paroles à Saint Thomas d’Aquin :
O sacrum convivium!
in quo Christus sumitur ;
recolitur memoria passionis ejus ;
mens impletur gratia ;
et futurae gloriae nobis pignus datur.
Alleluia.
O banquet sacré !
On y reçoit le Christ,
on y fait mémoire de sa Passion ;
l’âme est comblée de grâce,
et le gage de la gloire éternelle nous est donné.
Alleluia !
- Grégorien :
https://www.youtube.com/watch?v=K1C2EDiOUp8
Cette antienne a été mise en musique par de nombreux compositeurs.
- Thomas Tallis (1505-1585) :
https://www.youtube.com/watch?v=QGgK02bwF9s
- Tomas Lui de Victoria (1548-1611) :
https://www.youtube.com/watch?v=1ANuf15Q_sY
- André Campra (1660-1744) :
https://www.youtube.com/watch?v=8KJZwLpBU-A
- Giovanni Perluigi Palestrina (1525-1594) :
https://www.youtube.com/watch?v=a2zQiZLJhCg&list=OLAK5uy_mR7wVvBGTWctG22-3Wh-XHFxFd3wAYAsM&index=7
- Maurice Duruflé (1902-1986) :
https://www.youtube.com/watch?v=Oz_Pietxsik
- Olivier Messiaen (1908-1992) :
https://www.youtube.com/watch?v=x0__tgrjTkc
- Jean-Charles Gandrille (1982) :
https://www.youtube.com/watch?v=nvQ64m-2u1k
- Et bien d’autres (voir sur YouTube)
Ci-dessus : Communion des Apôtres par Fra Angelico (1400-1455). Fresque du couvent San Marco à Florence. Curieusement, au cours de la cène, le Christ donne la communion à ses apôtres comme le prêtre le fait au cours de la messe. Certains sont debout, d'autres à genoux. (photo Wikimédia commons)
Post-scriptum
Nous avons pu entrevoir combien riche est la symbolique du pain dans toute la bible. Le pain rompu et partagé de l’eucharistie s’enrichit bien sûr de tous ces symboles. Le Christ célébrait alors avec ses disciples le sacrifice de communion de la Pâque. Du sacrifice de communion initial célébré par Jésus et ses disciples l’on a abouti à une théologie du sacrifice propitiatoire de sa vie. D’où les développements du sacerdoce ministériel tel que nous le connaissons encore et celui du dogme de la présence réelle défini par le terme de transsubstantiation au Concile de Trente (1552). L’adoration du Christ présent dans l’hostie lors de l’élévation fut introduite au 13° siècle dans la messe. S’ensuivirent la procession et l’exposition de l’hostie consacrée avec l’institution de la « Fête-Dieu confirmées par le Concile de Trente.
Le développement actuel de ces pratiques dévotionnelles nous interroge tout de même quant à la compréhension profonde du mystère de l’eucharistie qui ne saurait se réduire à l’adoration de Jésus dans sa présence réelle dans l’eucharistie.
Quant à la coutume du pain béni, consistant à faire offrir par une famille ou des groupements, des morceaux de pain ou de brioche, bénis par le prêtre (mais non consacrés) et distribués à la fin de la messe, elle compensait d’une certaine façon la disparition de certains symboles liés au pain eucharistique.
Les sensibilités évoluent et il me semble bon de les respecter. Toutefois il me paraît indispensable de revenir régulièrement aux textes bibliques pour éviter des dérives théologiques et dévotionnelles et enrichir la pensée chrétienne. C’est en particulier l’objet de ce blogue.
Je conseille à nouveau de se reporter à cet article de mon blogue :
http://www.bible-parole-et-paroles.com/2015/04/eucharistie.html
Et également à celui-ci traitant de la liturgie eucharistique :
http://www.bible-parole-et-paroles.com/2016/08/la-vraie-liturgie-chante-avec-les-anges.html