Cibavit eos
Il les a nourris de la fleur du froment, alleluia ; il les a rassasiés avec le miel du rocher, alleluia.
V/ Criez de joie pour Dieu, notre secours, acclamez le Dieu de Jacob.
Cibavit eos ex adipe frumenti, alleluia ; et de petra, melle saturavit eos, alleluia, alleluia, allelluia
V/ Exsultate Deo adjutori nostro, iubilate Deo Iacob
Comme des enfants nouveau-nés
Cet introït est celui de la Fête du Corps et du sang du Christ, dite aussi « Corpus Christi » ou « Fête Dieu », qui prend place le jeudi qui suit la Fête de la Trinité (1er dimanche après la Pentecôte) et qui peut être reportée (surtout dans les pays où cette fête n’est pas fériée) au dimanche suivant (2ème dimanche après la Pentecôte).
Cet introït avait autrefois sa place le lundi de Pentecôte puis, lorsque la fête du Corps du Christ fut instituée au 13° s., il fut aussi chanté ce jour-là.
Le lundi de Pentecôte était fêté officiellement dans les premiers temps de l’Eglise dans la basilique de Saint-Pierre-aux -Liens à Rome. **
Les nouveaux baptisés de la nuit pascale étaient encore présents en ce début d’une semaine dont la fin marquait autrefois la conclusion du Temps pascal. Ils avaient en quelques sorte été déliés des liens du péché comme Saint-Pierre le fut de ceux de la prison (Ac 5, 17-25 - https://www.aelf.org/bible/Ac/5 et Ac 12 - https://www.aelf.org/bible/Ac/12)
Une fois libérés de leurs liens, Pierre et les apôtres n’eurent de cesse de proclamer la Parole, poussés par l’Esprit reçu le jour de la Pentecôte. C’est ce même Esprit reçu au jour de leur baptême qui devait aussi animer les néophytes.
Photo d'en tête : "Communion des Apôtres" par Fra Angelico (1400-1455). Fresque du couvent San Marco à Florence. Curieusement, au cours de la cène, le Christ donne la communion à ses apôtres comme le prêtre le fait au cours de la messe. Certains sont debout, d'autres à genoux. (photo Wikimédia commons)
Les néophytes étaient déjà présents le dimanche qui suit Pâques, appelé dimanche « in albis » (sous-entendu « depositis ») où ils quittaient l’habit blanc remis à leur baptême ; dimanche appelé aussi de « Quasimodo » du premier mot de l’Introït du jour :
Quasimodo geniti infantes rationabiles, sine dolo lac concupiscite
dont le texte est extrait de la première épitre de Pierre :
Durant le Temps pascal les néophytes auront donc été invités à se nourrir du lait de la Parole (introït Quasimodo) ; ils auront aussi été nourris de la fleur du froment (eucharistie) et du miel qui est aussi celui de la Parole (introït Cibavit) accédant ainsi à la Terre promise (« ruisselant de lait et de miel » – cf. Ex 3, 8) de la chrétienté.
Marc Meyraud (« Les grands thèmes de la musique liturgique pour orgue », vol. V, p.21, Ed. Le Solitaire) cite la Tradition apostolique (n° 21, pp. 81-95, Ed. Sources chrétiennes, n° 11 bis) attribuée à Hippolyte de Rome (1ère partie du 3° s.) à propos de la liturgie du Samedi Saint :
« Après, l’oblation sera présentée par les diacres à l’évêque et il rendra grâces sur le pain … sur le calice de vin … sur le lait et le miel mélangés pour indiquer l’accomplissement de la promesse faite à nos pères, dans laquelle il a parlé de la terre où coulent le lait et le miel … »
Le miel et le lait bénis et reçus ensuite par les nouveaux baptisés symbolisaient ainsi leur état de néophytes, enfants dans la foi, accédant en terre promise « ruisselant de lait et de miel ».
On se reportera utilement à mon récent article « Un pays ruisselant de lait et de miel » pour connaître la symbolique attachée au miel : http://www.bible-parole-et-paroles.com/2018/09/un-pays-ruisselant-de-lait-et-de-miel.html
il les a rassasiés avec le miel du rocher (introït Cibavit)
Ce miel provient de la roche, miel sauvage qui en coule comme l’eau que Moïse a fait sortir du rocher à Meriba (Ex 17, 1-7 - https://www.aelf.org/bible/Ex/17
et Nb 20, 1-13 - https://www.aelf.org/bible/Nb/2)
Frères, je ne voudrais pas vous laisser ignorer que, lors de la sortie d’Égypte, nos pères étaient tous sous la protection de la nuée, et que tous ont passé à travers la mer. Tous, ils ont été unis à Moïse par un baptême dans la nuée et dans la mer ; tous, ils ont mangé la même nourriture spirituelle ; tous, ils ont bu la même boisson spirituelle ; car ils buvaient à un rocher spirituel qui les suivait, et ce rocher, c’était le Christ. (1 Co 10, 1-4)
Pour Paul la sortie d’Egypte des Hébreux commémorée par la Pâque est la figure du baptême. Le rocher symbolise le Christ déjà figuré à travers l’AT.
Ce rapprochement entre les deux introïts Quasimodo et Cibavit est corroboré par la présence commune du même verset Exsultate Deo adjutori nostro, iubilate Deo Iacob, verset 2 du psaume 80 dont on va voir qu’il évoque justement la sortie d’Egypte et dont le verset 17 a fourni le texte de Cibavit.
Note :
** Chaque dimanche ou fête était célébré à Rome par le Pontife (attesté au 5° s.) dans une basilique particulière qui pouvait servir de référence contextuelle à la messe du jour et plus particulièrement à l’introït. Sur ce point lire : https://schola-sainte-cecile.com/tag/liturgie-stationnale/
Le psaume 80 (h 81)
Le psaume 80 débute par un invitatoire à acclamer dans la joie le Dieu de Jacob dans une psalmodie accompagnée d’instruments de musique (v. 2-4). Il est probablement destiné à une cérémonie destinée à commémorer la Pâque :
- A la pleine lune, viendra le jour de notre fête (v. 4)
- Il [le Dieu de Jacob] en a fait un décret pour Joseph,
au sortir du pays d’Egypte. (v. 5)
La seconde partie (6b- 17) est un oracle où Yhwh rappelle tout ce qu’il a accompli pour Israël malgré ses récriminations et ses désobéissances :
- la libération de l’esclavage en Egypte :
Quand tu criais sous l’oppression je t’ai délivré (v. 8)
- la promesse de son Alliance avec le rappel d’une loi essentielle :
Tu n’adoreras pas un dieu venu d’ailleurs (v. 10)
- l’épisode de Mériba où Moïse fit sortir l’eau du rocher avec son bâton :
Et pourtant tu m’as mis à l’épreuve aux eaux de Mériba (v. 8)
- l’épisode de la manne dans le désert :
Ouvre large ta bouche et je l’emplirai ! (v. 11)
Expression qui symbolise aussi la Parole que Yhwh a adressée à son peuple :
Mais mon peuple n’a pas écouté ma voix (v. 12)
(cf. : Je suis Yhwh ton Dieu .. j’ai mis mes paroles en ta bouche – Is 51, 15-16)
Yhwh se désole de l’endurcissement des cœurs :
Si seulement Israël voulait suivre mes chemins !
J’aurais tôt fait d’abattre ses adversaires (V. 14-15)
Vient ensuite le v. 17 utilisé pour l’introït Cibavit :
Je le nourrirais de la fleur du froment et du miel du rocher je le rassasierais
Ce verset est à rapprocher de Dt 32, 13-14. Le rapprochement avec Ez 16, 19 est encore plus intéressant puisque Dieu reproche à son peuple d’avoir offert aux idoles la fleur de farine et le miel que lui leur donnait :
Mon pain que je t’avais donné, la fleur de farine, l’huile et le miel dont je te nourrissais, tu les as déposés devant elles, en parfum d’apaisement. (Ez 16, 19)
Ce qui n’est évidemment pas le cas des néophytes qui les ont offerts en oblation à la veillée pascale (voir ci-dessus) et qui ont renoncé aux idoles et suivi les chemins de Dieu en recevant le baptême (cf. ci-dessus l’évocation du rite de la veillée pascale).
L’introït Cibavit destiné primitivement au lundi de Pentecôte qui introduisait à l’époque la dernière semaine du Temps Pascal bénéficie évidemment de tout ce contexte du psaume 80 : l’acclamation liturgique jubilatoire du début, l’évocation de l’histoire du salut d’Israël telle qu’elle est rappelée à la veillée pascale avec la sortie d’Egypte qui préfigure le baptême des néophytes sortis de l’esclavage du péché, le don de la fleur de froment qui préfigure leur première communion et le miel qui rappelle, avec le lait sous-entendu, la douceur de miel de la Parole transmise lors du catéchuménat et où souffle, transmis lors du baptême, l’Esprit du Seigneur, rocher du salut sur lequel ils pourront désormais s’appuyer exclusivement (cf. par ex. Ps 61, 2.6.7).
En effet Dieu ne les a pas seulement nourris mais rassasiés.
Einsiedeln, Stiftsbibliothek, Codex 121(1151), p. 257 – Graduale – Notkeri Sequentiae
Ce manuscrit de Einsiedeln (10ème siècle) montre les neumes dessinés au-dessus du texte latin qui commence avec l'initiale enluminée "C". Le "E 257" (Einsiedeln p. 257) inscrit en marge de la transcription solesmienne ci-dessous indique justement la provenance de l'appareil neumatique transcrit au-dessous de la notation établie par les moines. L'écriture neumatique peut être considérée comme la mise en espace sonore du texte de la Parole.
Le texte de l’introït
Cet introït qui a maintenant quitté le Lundi de Pentecôte a perdu un peu de ce caractère pascal en étant attribué à la fête du Corpus Christi où se trouve plutôt souligné le symbole du pain eucharistique, vrai corps du Christ destiné à rassasier tous les chrétiens et pas les seuls nouveaux baptisés (insistance sur la présence réelle à l’époque de l’institution de cette fête), seule vraie nourriture qui rassasie. Il faut cependant souligner le caractère pascal de toute célébration de l’eucharistie telle qu’elle a été instituée par le Christ. La présence des quatre alleluia comme dans tous les introïts du Temps Pascal rappelle sa place originelle.
Le psautier romain et le psautier gallican à partir desquels sont élaborés habituellement les textes des chants sont ici identiques pour le verset 17 qui correspond au texte de l’introït comme d’ailleurs pour le verset 2 (Exsultate …) qu’il encadre.
Il faut noter le passage dans le texte latin de la deuxième personne à la troisième qui correspond d’ailleurs au texte grec de la Septante : il les a nourris ... il les a rassasiés.
La mélodie de l’Introït
Elle se déroule dans le grave, du la grave au la aigu. De caractère assez ramassé, elle s’attarde un peu plus sur les alleluia.
Cibavit eos ex adipe frumenti
L’intonation la-do-ré est une formule classique du 2ème mode conduisant à la corde ré qui en est aussi la finale traditionnelle puis au fa dans un élan souple et joyeux renforcé par 3 torculus (do-ré-do, ré-fa-ré, do-ré-do), toutefois la pose sur do ne fait que préparer l’élan suivant sur ex adipe (ré-fa) avec une tristropha (3 pulsations unissoniques) sur fa (adipe), corde principale de récitation, mettant en valeur qu’il s’agit de la fleur du froment (l’eucharistie). Cet élan retombe tranquillement jusqu’au la fondement initial de la mélodie (frumenti) non sans une broderie alerte (do-mi-ré-mi-do agrémenté d’un c - celeriter = rapidement) qui se continue avec le premier alleluia : élan du pes liquescent do-fa suivi de deux broderies (fa-mi-fa-ré et ré-mi-ré) qui posent la mélodie sur la corde ré importante.
et de petra, melle saturavit eos
Ce ré va servir de point d’appui aux deux parties de cette seconde phrase musicale, enrichi d’un do sur et confirmant l’élan (do-ré-fa) vers la corde de récitation principale fa sur laquelle va s’appuyer l’affirmation : non seulement le Seigneur nous a nourris (cibavit) mais il nous a rassasiés (saturavit).
Légère broderie sur sol pour petra et sur l’initiale de melle dont la seconde syllabe bénéficie d’une double broderie avec pose appuyée sur fa puis redescente au ré pour préparer l’élan de la quarte ré-rol qui conduira saturavit au la sommital de la pièce (apex). Ce mot le plus important sur le plan spirituel bénéficie de broderies et de neumes appuyés qui contribuent aussi à sa mise en valeur, la lettre c sur eos (celeriter = rapidement) apportant la détente attendue sur fa d’où repart le premier alleluia qui se termine sur ré, le second repart sur mi et se termine sur do tandis que le troisième débute et se termine sur ré, degré final du mode. Cette descente en « escalier » se double de broderies de plus en plus importantes qui font entendre le sol de moins en moins fréquemment.
Dans une grande économie de moyens le compositeur a su mettre en valeur les mots importants tout en respectant une gradation et une ambiance générale de joie toute pascale pour conduire le chanteur et l’auditeur, à travers une citation psalmique courte et somme toute banale, à la contemplation du sommet spirituel de l’eucharistie, rassasiement suprême du chrétien.
Moi, je suis le pain vivant, qui est descendu du ciel : si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement (Jn 6, 51)
Comme interprétations j’ai choisi :
+ Voix soliste : https://www.youtube.com/watch?v=Kg7oL6raOy4
+ Chœur (avec la mélodie grégorienne affichée) : https://www.youtube.com/watch?v=lnmCs51W5t4
Liens
Pour approfondir ce thème de l’eucharistie, vous pouvez lire sur mon blog :
- « Eucharistie » (article récemment revu dans sa présentation) : http://www.bible-parole-et-paroles.com/2015/04/eucharistie.html
- « La vraie liturgie chante avec les anges » : http://www.bible-parole-et-paroles.com/2016/08/la-vraie-liturgie-chante-avec-les-anges.html
Et sur la thématique du miel :
- « Un pays ruisselant de lait et de miel » :
http://www.bible-parole-et-paroles.com/2018/09/un-pays-ruisselant-de-lait-et-de-miel.html
Autres textes
- Dom Guéranger, « L’année liturgique » (Le Temps pascal, T. 3, p. 346, le Lundi de Pentecôte). Dom Prosper Guéranger (1805-1875) moine bénédictin de l’abbaye de Solesmes est considéré comme le restaurateur du chant grégorien et un initiateur du « Mouvement liturgique » ; il a écrit « L’année liturgique », une véritable somme qui propose une méditation sur tous les textes de la liturgie. Sur Don Guéranger : http://www.abbayedesolesmes.fr/abbe/dom-prosper-gueranger
La Station est aujourd'hui dans la Basilique de Saint-Pierre-aux-Liens. Cette église, appelée aussi la Basilique d'Eudoxie, du nom de l'impératrice qui l'éleva, garde précieusement les chaînes dont saint Pierre fut lié à Jérusalem par l'ordre d'Hérode, et à Rome par l'ordre de Néron. La réunion du peuple fidèle en son enceinte aujourd'hui rappelle merveilleusement la force dont l’Esprit-Saint revêtit les Apôtres au jour de la Pentecôte. Pierre s'est laissé lier pour le service de son maître Jésus, et il s'est fait honneur de ses liens. Cet apôtre qui avait tremblé à la voix d'une servante, ayant reçu le don de l'Esprit-Saint, est allé au-devant des chaînes. Le Prince du monde a cru qu'il pourrait enchaîner la divine parole ; mais cette parole était libre jusque dans les fers. L'Introït, formé des paroles de David, fait allusion aux néophytes qui viennent d'être baptises, et sont là présents avec leurs robes blanches. Au sortir de la fontaine, ils ont été nourris du pain de vie qui est la fine fleur du divin froment. On leur a donné à goûter la douceur du miel qui procède de la pierre. Or la Pierre est le Christ, nous dit l'Apôtre (1 Co 10, 4)), et le Christ a admis Simon, fils de Jonas, à l'honneur de participer à ce noble symbole. Il lui a dit : « Tu es Pierre, » et les chaînes sacrées qui sont là montrent assez avec quelle fidélité Simon a compris qu'il devait s'attacher à la suite de son Maître. Le même Esprit qui l'a fortifié dans la lutte repose maintenant sur les néophytes de la Pentecôte.