Que ma prière parvienne jusqu’à toi, Seigneur
Introït et graduel du 32° dimanche du temps ordinaire ont en commun de présenter la prière qui s’élance vers Dieu. Issus de deux psaumes différents, ils rappellent la prière publique du temple.
La première incise de l’un et de l’autre sont pratiquement semblables :
intret oratio mea in conspectu tuo
Qu’elle entre (intret) ma prière en Ta présence !
Dirigatur oratio mea sicut incensum in conspectu tuo
Qu’elle se dirige (dirigatur) ma prière comme l’encens en Ta présence
Le graduel fait plus précisément allusion à la prière qui monte vers Dieu comme la fumée de l’encens.
Einsiedeln, Stiftsbibliothek, Codex 121 (1151), p. 115 – Graduale – Notkeri Sequentiae
Ce manuscrit de Einsiedeln (début du 11ème siècle) montre les neumes dessinés au-dessus du texte latin qui commence avec l'initiale enluminée "I". Le "E 115" (Einsiedeln p. 115) inscrit en marge de la transcription solesmienne ci-dessous indique justement la provenance de l'appareil neumatique transcrit au-dessous de la notation établie par les moines. L'écriture neumatique peut être considérée comme la mise en espace sonore du texte de la Parole.
Introït
intret oratio mea in conspectu tuo
inclina aurem tuam ad precem meam Domine
V/Domine Deus salutis meae
in die clamavi et nocte coram te
(Ps 87, 3 et 2)
Qu’elle entre ma prière en ta présence !
Incline ton oreille vers ma supplication, Seigneur !
V/ Seigneur, Dieu de mon salut, je crie jour et nuit devant toi **
Comme le fait remarquer François Cassingena-Trevedy * :
« A travers le rite d’entrée qui marque le début de la célébration eucharistique, la prière fondamentale qui s’exprime est bien celle-ci : « que ma prière entre en Ta présence ! » La démarche physique de tous ces concélébrants que sont ministres et fidèles, comme aussi la profération du chant, sont autant de traductions sensibles de ce geste tout intérieur qu’est l’entrée de la prière – tout bas – en présence de Dieu. »
La mention de la prière pendant la nuit (nocte) paraît faire allusion à la longue vigile du samedi des Quatre-Temps du Carême à la fin de laquelle cet introït était chanté originellement lors de la messe qui suivait.
Le texte correspond exactement à la traduction latine des versets 3 et 2 du psaume 87. Celui-ci montre une atmosphère très sombre où le psalmiste, à travers sa situation désespérée, fait l’expérience des ténèbres de la mort :
« Tu m’as mis dans les profondeurs du trou,
dans les lieux ténébreux, dans les gouffres. » (v. 7) ***
Le psalmiste supplie Dieu de l’arracher au pouvoir des ténèbres car les morts, dans la tradition ancienne, sont comme des ombres et ne peuvent louer Dieu :
« Je t’ai appelé, Yhwh, durant tout le jour,
j’ai tendu vers toi les paumes de mes mains.
Est-ce que pour les morts tu fais des merveilles,
ou les ombres vont-elles se dresser pour te rendre grâce ? » (v. 10-11) ***
Nous retrouverons l’image des mains qui se tendent dans le Graduel. La lecture chrétienne de ce psaume y voit la voix du Christ en sa passion et les différentes liturgies chrétiennes l’utilisent pour le vendredi ou le samedi saint (évocation de la descente aux enfers). Aujourd’hui le contexte de ce psaume nous rappelle la commémoration encore très proche de tous les Fidèles défunts lors du 2 novembre.
La mélodie grégorienne de l’introït
La mélodie suit comme une arche qui conduira à l’apex, du sol au mi supérieur, mouvement de la prière dirigé vers le ciel, pour redescendre au mi inférieur, degré de la cadence finale, marquant le mouvement descendant de la réponse de Dieu.
L’intonation initiale sonne comme un coup de clairon sur la quarte sol-do dotée d’un neume appuyé (intret). Nous retrouverons cette quarte caractéristique deux autres fois (precem et, inversée, Domine). Jusqu’à la fin de la première proposition la récitation va se faire sur le do avec ornementation au ré (torculus do-ré-do à trois reprises sur oratio, mea, tuo)), avec une pause sur le sol (mea) et deux rebonds sur ce même sol (in conspectu) donnant beaucoup de vie et d’élan à la mélodie.
La deuxième partie voit le déploiement d’un appareil neumatique de plus en plus développé, marquant sans doute la subtilité de l’intervention divine, dialogue entre Dieu et l’orant. L’accent tonique de inclina monte à l’apex (mi) - l’oreille de Dieu est atteinte - et la mélodie redescendra ensuite progressivement, après plusieurs rebonds et paliers (dialogue) dans l’intervalle do supérieur-mi (tuam, meam) jusqu’à la cadence finale sur un mi un peu mystérieux après ces intonations un peu claironnantes. « Le plus mystérieux de tous les modes » disait Dom Gajard à propos du 3° mode de notre introït ****.
« L’apostrophe Domine symbolise en son propre dessin, pour finir, la condescendance bienveillante que la prière appelle : le Nom lui-même prend la forme de l’ « inclination » réclamée de lui, le Prié se plie à la prière dans la voix du priant. » *
Pour écouter :
- Voix soliste : https://www.youtube.com/watch?v=6zlD4M5iweI (avec défilement du manuscrit de Einsiedeln)
- Chœur : https://www.youtube.com/watch?v=AJ29GwfVHJ4
Saint-Gall, Stiftsbibliothek, Codex 359, p. 67
Ce manuscrit de Saint-Gall (fin du 9ème siècle) montre les neumes dessinés au-dessus du texte latin qui commence avec l'initiale enluminée "D". Le "C 67" (Saint-Gall p. 67) inscrit en marge de la transcription solesmienne ci-dessous indique justement la provenance de l'appareil neumatique transcrit au-dessous de la notation établie par les moines.
Graduel
Dirigatur oratio mea sicut incensum in conspectu tuo
elevatio manuum mearum sacrificium vespertinum.
(Ps 140, 2)
Qu’elle se dirige ma prière comme l’encens en ta présence
l’élévation de mes mains en offrande du soir !
Le graduel est chanté après la première lecture, là où un psaume prend place dans la liturgie non grégorienne. Dans les premiers temps de l’Eglise il était chanté sur les marches accédant à l’ambon, d’où le nom de graduel venant de gradus, degré, marche.
Ici le texte est tiré du v. 2 du psaume 140 (h 141) et il correspond exactement à sa version en latin.
Ce n’est pas la mort, comme dans l’introït, qu’affronte le psalmiste mais les pièges de ses ennemis :
Garde-moi des mains du piège qu’ils ont posé vers moi,
et des collets des faiseurs d’iniquité (v. 9) ***
Parmi ces pièges figurent les tentations qui passent par la bouche, paroles mauvaises ou mets issus des sacrifices aux idoles :
Ne penche pas mon cœur vers une parole mauvaise, pour pratiquer des pratiques impies avec des hommes faiseurs d’iniquité,
et que je ne me nourrisse pas de leurs mets délicieux. (v. 4) ***
Le psalmiste demande d’ailleurs à Yhwh de mettre une garde à sa bouche :
Mets Yhwh une garde à ma bouche
préserve le seuil de mes lèvres. (v. 3) ***
L’image de l’encens, en plus qu’elle évoque le nuage d’encens résultant de l’encensement initial de l’autel qui baigne encore le sanctuaire au moment où le graduel est chanté, renvoie bien sûr aux rites des hébreux :
Aaron offrira le taureau du sacrifice pour son propre péché, puis il fera le rite d'expiation pour lui et pour sa maison et immolera ce taureau.
Il remplira alors un encensoir avec des charbons ardents pris sur l'autel, de devant Yahvé, et il prendra deux pleines poignées d'encens fin aromatique. Il portera le tout derrière le rideau, et déposera l'encens sur le feu devant Yahvé ; un nuage d'encens recouvrira le propitiatoire qui est sur le Témoignage, et Aaron ne mourra pas. (Lv 16, 11-13)
Le nuage d’encens enveloppe le Témoignage (arche d’Alliance) de la présence de Yhwh. De manière plus allégorique, il monte vers Dieu et l’enveloppe assurant en quelque sorte qu’il sera ainsi touché par la prière. D’ailleurs Jean-Luc Vesco *** traduit ainsi le v. 2 d’après le texte hébreu :
Que ma prière soit fixée [comme] fumée d’encens à ton visage.
L’élévation des mains désigne la prière qui accompagne le sacrifice et engage corporellement l’orant. Dans l’anthropologie biblique la chair - basar - et l’âme - népésh - sont utilisées conjointement pour désigner la personne humaine dans sa totalité. Dans la liturgie catholique le prêtre élève à plusieurs reprises les mains (et l’assistance peut être invitée à le faire lors de la proclamation du Notre Père).
Si l’introït marque bien l’entrée en prière tant physique (procession d’entrée) qu’intérieure, le temps du graduel, encore imprégné de la liturgie du temple (chant d’un psaume), marque le cœur même de la liturgie de la Parole.
Au milieu du nuage d’encens qui unit ciel et terre, Dieu va bientôt répondre aux mains tendues vers lui (cf. oraison) par la voix de son Fils actualisée dans la lecture de l’Evangile et dans le mémorial de sa Passion-Résurrection qui consacre, corps et âme, l’union de ses fidèles envoyés ensuite pour le ministère de la Charité.
La mélodie grégorienne du graduel
L’élan du début de la mélodie est comparable à celui de l’introït ; toutefois la quarte sol-do devient une quinte sol-ré (caractéristique du 7° mode) La mélodie redescend ensuite au sol (dirigatur) pour en redémarrer et accéder rapidement au fa supérieur (mea) et se stabiliser comme en attente sur mi. Avec sicut l’élan reprend du do au sol supérieurs (incensum). La mélodie retombe une première fois sur sol (tuo), puis remonte et rebondit encore deux fois sur sol (Domine).
Dans la deuxième partie, l’élévation des mains sera marquée deux fois par l’atteinte de l’apex au la supérieur (elevatio et manuum).
Ce parcours continuel sur toute la gamme du sol medium au sol supérieur (et même la), donc dans une tessiture élevée, ces élans et rebonds continuels mêlant degrés conjoints, sauts de tierce, quarte et surtout cette quinte ré-sol (à quatre reprises et en neumes appuyés), ces mélismes luxuriants, donnent à l’ensemble une allure à la fois très planante et dynamique rappelant poétiquement les volutes d’encens tantôt statiques, tantôt animées de mouvements ascendants ou descendants.
Le septième mode est réputé « transparent … simple … d’un enthousiasme convaincu et naturel … C’est le mode le plus aigu, et il s’envole facilement, au plus haut … » (Citation de Dom Gajard ****). Notre graduel en est vraiment la preuve éclatante !
Merveilleuse pièce extatique où la prière s’exprime avec une telle richesse sensitive tout en demeurant dans le cadre d’un rituel et d’une expression musicale parfaitement contrôlés.
C’est là tout le génie du chant grégorien de donner une telle impression de liberté et de sensibilité dans un cadre scripturaire et musical exigeants, bien loin, me semble-t-il de ces aventures charismatiques favorisant une auto-excitation (mise en scène de sa propre effusion) sur fond de mièvreries musicales racoleuses.
Pour écouter :
- Chœur : https://www.youtube.com/watch?v=Ub1QZRYScCE
- et la magnifique interprétation par le Chœur grégorien de Paris : https://www.youtube.com/watch?v=GKYI_EyV8i4&feature=youtu.be&fbclid=IwAR1OeagC919PBE-lJyauOFvGrHfWP-xq2im_8v4qlCXcPKyKj7cJDzWA448
*François Cassingena-Trévedy, « Chante et marche : les Introïts III » (Ed. Ad Solem, p. 343-351). A lire pour avoir l’éclairage d’un vrai spécialiste !
** Traduction du Frère François Cassingena-Trévedy
*** Traductions d’après le texte hébreu de J.-L. Vesco (« Le psautier de David traduit et commenté », Ed. du Cerf, 2 t., 2011)
**** « Les modes grégoriens » par Dom Daniel Saulnier, Ed. Solesmes, 1997)