Iudica me Deus
Rends-moi justice, mon Dieu et sépare ma cause de celle des gens impies ;
de l’homme inique et trompeur délivre-moi
parce que tu es mon Dieu et ma force
V/ Envoie ta lumière et ta vérité
qu’elles me guident et me conduisent
à ta montagne sainte et dans tes demeures.
(Ps 42, 1-3)
Iudica me Deus et discerne causam meam de gente non sancta
ab homine iniquo et doloso eripe me
quia tu es Deus meus et fortitudo mea
V/ emitte lucem tuam et veritatem tuam
ipsa me deduxerunt et adduxerunt
in montem sanctum tuum, et in tabernacula tua.
Introït du cinquième dimanche de Carême
Photo d’entête
Rends-moi justice, mon Dieu …
Guercino (1591-1666), « Jésus et la femme adultère » (1621), Huile sur toile (98,2x122,7 cm), Dulwich Picture Gallery, Londres (Photo Wikimedia commons)
La lumière de la Vérité va bientôt rendre justice aux opprimés
Le cinquième dimanche de Carême introduit dans le Temps de la Passion.
L’heure de la délivrance approche ; c’est parce que le Christ a vécu jusqu’au bout la Vérité dans sa vie terrestre sans écarter le risque d’être condamné par ceux même qui prétendent la détenir, qu’il peut sauver ceux qui sont opprimés par leur condition.
Au-delà de l’esclavage du péché dans lequel les hommes iniques et trompeurs enferment les autres, la lumière de sa Vérité montre un chemin vers la montagne sainte, les demeures d’un Dieu qui compatit et pardonne, relève et ressuscite.
L’évangile du jour (Jn 8, 1-11) montre justement une femme jetée en pâture par les scribes et les pharisiens en raison de sa vie dissolue. Jésus cherche la lumière en lui-même :
« Jésus s’était baissé et, du doigt écrivait sur la terre » (Jn 8, 6)
Jésus n’utilise pas la force d’un argument d’autorité, mais de vérité ; il renvoie scribes et pharisiens à leur conscience :
« Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter une pierre. »
(Jn 8, 7)
Jésus échange très peu de mots avec cette femme ; si ce n’est d’une manière presque humoristique :
« Femme, où sont-ils donc ? Personne ne t’a condamnée ? » (Jn 8, 10)
Ce n’est pas une condamnation mais le comportement de Jésus, tout en compréhension et délicatesse, qui lui apportera lumière et vérité sur sa vie :
« Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, et désormais ne pèche plus. » (Jn 8, 11)
Maintenant elle peut dire avec le psalmiste :
« Envoie ta lumière et ta vérité
qu’elles me guident et me conduisent
à ta montagne sainte et dans tes demeures. » (Ps 42, 3)
Peut-être aura-t-elle entendu les paroles de Jésus qui suivent immédiatement dans le texte de l’évangile :
« Moi, je suis la lumière du monde. Celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, il aura la lumière de la vie. » (Jn 8, 12)
« Vous, vous jugez de façon purement humaine. Moi, je ne juge personne. » (Jn 8, 15)
Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553), « Jésus et la femme adultère » (1532), Huile sur tilleul (82,5x121 cm), Musée des Beaux-Arts de Budapest (Photo Wikimedia commons)
Le texte de l’introït
Judica me, Deus, et discerne causam meam de gente non sancta:
ab homine iniquo et doloso erue me.
2 Quia tu es, Deus, fortitudo mea: quare me repulisti?
et quare tristis incedo, dum affligit me inimicus?
3 Emitte lucem tuam et veritatem tuam:
ipsa me deduxerunt, et adduxerunt
in montem sanctum tuum, et in tabernacula tua.
Rends-moi justice, mon Dieu et sépare ma cause de celle des gens impies ;
de l’homme inique et trompeur délivre-moi
parce que tu es mon Dieu et ma force
V/ Envoie ta lumière et ta vérité
qu’elles me guident et me conduisent
à ta montagne sainte et dans tes demeures.
Ce texte reprend les versets 1, 2 et 3 du psaume 42. Toutefois il a laissé de côté la 2nde partie du verset 2.
« Pourquoi me rejeter ? Pourquoi vais-je assombri pendant que l’ennemi m’afflige ? »
L’accent de l’introït est mis sur la seule confiance en Dieu.
Erue a été remplacé par un verbe de même sens eripe sans doute phoniquement plus satisfaisant pour le chant.
Pour retrouver les psaumes dans leur traduction liturgique :
- Psaume 41 : AELF — Psaumes — psaume 41
- Psaume 42 : AELF — Psaumes — psaume 42
Le psaume 42 est rattaché habituellement au psaume 41 avec lequel il ne fait qu’un, tant sur le plan de la thématique que sur celui de la composition. On retrouve en particulier un même refrain en Ps 41 (vv. 6 et 12) et en Ps 42 (v. 5) :
Pourquoi te désoler, ô mon âme, et gémir sur moi ? Espère en Dieu ! De nouveau je rendrai grâce : il est mon sauveur et mon Dieu !
Le psalmiste est en exil, réel ou ressenti, au milieu d’un peuple sans foi, inique et trompeur et demande à Dieu de lui rendre justice :
Rends-moi justice, ô mon Dieu, défends ma cause contre un peuple sans foi ; de l'homme qui ruse et trahit, libère-moi. (Ps 42, 1)
Je n'ai d'autre pain que mes larmes, le jour, la nuit, moi qui chaque jour entends dire : « Où est-il ton Dieu ? »
Outragé par mes adversaires, je suis meurtri jusqu'aux os, moi qui chaque jour entends dire : « Où est-il ton Dieu ? » (Ps 41, 4.11)
Il espère en la force de son Dieu :
C'est toi, Dieu, ma forteresse (Ps 42, 2)
Je dirai à Dieu mon rocher (Ps 41, 10)
En effet Dieu sauve par sa lumière et sa vérité, manifestations de son amour :
Envoie ta lumière et ta vérité (Ps 42, 3)
Au long du jour, le Seigneur m'envoie son amour (Ps 41, 9)
Cette espérance se concrétise sur un projet précis celui de pouvoir retrouver Dieu et le louer dans son temple :
Envoie ta lumière et ta vérité : qu'elles guident mes pas et me conduisent à ta montagne sainte, jusqu'en ta demeure.
J'avancerai jusqu'à l'autel de Dieu, vers Dieu qui est toute ma joie ; je te rendrai grâce avec ma harpe, Dieu, mon Dieu ! (Ps 42, 3-4)
Quand pourrai-je m'avancer, paraître face à Dieu ? (Ps 41, 2)
Et la nuit, son chant est avec moi, prière au Dieu de ma vie (Ps 41, 9)
Espérance qui se fonde sur un souvenir très aigu de la liturgie du Temple :
Je me souviens, et mon âme déborde : en ce temps-là, je franchissais les portails ! Je conduisais vers la maison de mon Dieu la multitude en fête, parmi les cris de joie et les actions de grâce. (Ps 41, 5)
Ces psaumes s’accordent bien au parcours des catéchumènes pendant le Carême.
Echappant au monde de l’iniquité et du mensonge, ils vont accéder par le baptême à la lumière de la Vérité qui doit les conduire à la Jérusalem céleste représentée par l’Eglise. Ils y chanteront avec les autres chrétiens l’Alleluia pascal célébrant la délivrance de l’esclavage égyptien et celle du péché par le Christ mort et ressuscité.
Photo ci-dessus : Einsiedeln, Stiftsbibliothek, Codex 121(1151), p. 164 – Graduale – Notkeri Sequentiae
Ce manuscrit de Einsiedeln (10ème siècle) montre les neumes dessinés au-dessus du texte latin. Le "E 164" (Einsiedeln p. 164) inscrit en marge de la transcription solesmienne ci-dessous indique justement la provenance de l'appareil neumatique transcrit au-dessous de la notation établie par les moines. L'écriture neumatique peut être considérée comme la mise en espace sonore du texte de la Parole.
La mélodie grégorienne
Si ou si bémol ?
Nous retrouvons dans cet introït le problème de l’attribution ou non d’un bémol aux si (cf. mon commentaire sur l’introït Laetare). Il est certain que l’attribution ou non à certains si d’un bémol peut jouer sur le caractère (ethos) de la pièce.
Le manuscrit de Einsiedeln datant du X° s. (voir photo ci-dessus) comme celui de Notre-Dame de Laon datant de la fin du IX° s. (voir photo ci-dessous) n’indiquent pas les hauteurs précises des notes et donc d’éventuels si bémols. Les chantres connaissaient par cœur les mélodies et les neumes indiquaient principalement le rythme avec parfois quelques indications de hauteur relative par des lettres (comme par exemple l = levate-levez) ou une disposition des neumes les uns par rapport aux autres (manuscrit de Notre-Dame de Laon)
Le graduel de l’abbaye de Bellelay (voir photo ci-dessous) été rédigé vers 1140-1150 et il indique les hauteurs (diastématie). Il indique seulement deux si bémol notés b sur les deux Deus, ce qui paraît cohérent pour une même formule mélodique (sol-si-la-sol).
Les moines de Solesmes, sur la base comparative de plusieurs autres manuscrits, ont choisi, pour l’édition du graduel Triplex, d’attribuer ou non un bémol aux si. Dom Daniel Saulnier (« Les modes grégoriens », Ed. Solesmes, 1997, p. 71) indique pour le 4ème mode auquel appartient notre introït quelques tendances. Ainsi au premier Deus est attribué un bémol justifié par le sol, corde de récitation, mais pas au second Deus en le justifiant par le la, corde de récitation avec présence d’un do aigu.
J’opterais volontiers, pour ma modeste part de non-spécialiste, pour un si naturel sur les deux Deus. Ce qui donne à la première incise une nuance plus nette d’affirmation en lien avec le second Deus : « rends-moi justice, Dieu … parce que tu es mon Dieu ». Le sol et le fa se combinent pour donner à la fois élan (sol) et assise à la mélodie (fa).
Cette combinaison se poursuit dans la 2ème incise (5 fa sur et discerne), avec introduction du la (corde principale de récitation) et du do sur causam meam, ce qui « fait monter le ton » de la demande avant que, dans la 3ème incise, la mélodie ne reprenne le chemin inverse après un de (distropha avec la lettre r pour retenir le son) très marqué sur le do qui doit bien marquer la séparation du fidèle d’avec les gens impies ; après plusieurs rebondissements la mélodie se pose sur le mi (note finale du mode) dans une cadence sur sancta que l’on retrouvera à la fin de la pièce sur mea (mi-sol-fa-fa - fa-mi) et où l’on note encore l’importance du fa. « Le fa, comme une note d’attente, forme une sorte de ‘’balcon’’ au-dessus du mi » (J. Janneteau). Ce qui contribue sans doute au caractère extatique de ce mode.
La deuxième phrase joue à nouveau entre sol et fa qui servent alternativement de point d’appui avec à nouveau introduction du la, du do et du si où la mélodie semble également prendre appui, d’où une impression forte d’instabilité comme celle provoquée par l’homme inique et trompeur à laquelle le fidèle demande d’être arraché.
Eripe me s’appuie fortement sur le si aigu dont on ne peut qu’écarter tout bémol qui atténuerait cette demande portée au plus haut d’un ré, sommet de la pièce.
La troisième phrase s’appuie avec conviction sur le la, corde de récitation principale (cf. le verset). Meus introduit un soudain moment d’intimité avec Dieu - mon Dieu – avec une douce descente jusqu’au ré.
La mélodie rebondit prestement (liquescence sur fa-ré) jusqu’au si (bémol ?) pour affirmer la force de Dieu que renforce ce que j’appellerai une double cadence sur fortitudo mea (sol-fa-la-sol-fa-sol et mi-sol-fa-fa – fa-mi)
Toute l’instabilité mélodique ressentie au cours de la pièce, surtout si on supprime les bémols, se résout ici dans cette tranquille assurance finale.
Comme interprétation j’ai choisi
- Par des moines : https://www.youtube.com/watch?v=pvSK0GsHjmw
- Restitution différente des manuscrits proposée par Anton Stingl jun. Depuis 2010, Stingl est membre du groupe de restitution de la section allemande de la Société internationale d’études du chant grégorien. Mélodie parfois un peu différente et surtout sans bémols aux si.
Lien vers la partition : http://gregor-und-taube.de/Materialien/Graduale/C.5.-Fastensonntag.pdf
Lien vers l’enregistrement :
Ci-dessus : Laon, Bibliothèque municipale, Manuscrit de Notre-Dame de Laon, n° 239 f° 84
Cet exceptionnel Graduel de la fin du IX° siècle provient de Notre-Dame de Laon. Il constitue l’un des plus beaux fleurons de la notation messine et il a été vraisemblablement en usage dans la cathédrale jusqu’au XIII° siècle. Livre de travail ou livre d’un maître de chœur savant, la mélodie a été notée avec un soin tout particulier … Ecriture rapide, faite de pleins et de déliés subtils sur une plume d’une grande souplesse déterminant des angles aigus et des signes allongés, la notation messine est profondément élégante. La répartition des neumes traduit déjà une certaine diastématie **
(Olivier Cullin, « L’image musique », Fayard 2006, p. 45)
Porrentruy, Bibliothèque cantonale jurassienne, Ms 18, graduel de l'abbaye de Bellelay, p. 138
« Le graduel de l’abbaye de Bellelay est l’un des premiers manuscrits prémontrés. Il a été rédigé vers 1140-1150 dans un scriptorium du nord de la France, là où l’ordre prémontré a connu sa première expansion. Le manuscrit est ensuite parvenu à Bellelay (Jura suisse) où il est demeuré jusqu’au XVIII° siècle.
Le manuscrit est noté en notation messine, sur quatre lignes guidoniennes avec indication des clés au début des systèmes. A la diastématie ** déjà présente dans ce type de notation, il offre davantage de précision en combinant la souplesse de l’écriture neumatique et la rigueur d’un système théorique permettant de rendre compte exactement des hauteurs, en principe ».
(Olivier Cullin, « L’image musique », Fayard 2006, p. 95)
** Diastématie : représentation des intervalles sur une hauteur fictive ou figurée par une ou plusieurs lignes. Les neumes diastématiques cherchent alors à rendre compte de la hauteur des sons.