Les invités au festin
15. Un des commensaux entend cela. Il lui dit : « Heureux qui mangera du pain dans le royaume de Dieu ! »
16. Il lui dit : « un homme faisait un grand diner, et il avait invité beaucoup de monde.
17. Il envoie son serviteur à l’heure du diner, dire aux invités : ‘ venez ! Maintenant c’est prêt !’
18. Ils commencent, tous à la fois, à s’excuser. Le premier lui dit : ‘J’ai acheté un champ : j’ai le devoir de sortir le voir. Je te prie, tiens-moi pour excusé.’
19. Un autre dit : ‘J’ai acheté des paires de bœufs, cinq ! Je vais les essayer. Je te prie, tiens-moi pour excusé.’
20. Un autre dit : ‘J’ai pris femme, aussi je ne peux venir. »
21. En arrivant, le serviteur annonce tout cela à son maître. Alors, en colère, le maître de maison dit à son serviteur : ‘sors vite dans les places et rues de la ville : et les pauvres, estropiés, aveugles, boiteux, fais-les entrer ici !’
22. Le serviteur lui dit : ‘Maître, c’est fait, ce que tu as commandé, et il y a encore de la place !’
23. Le maître dit au serviteur : ‘sors vers les chemins et les clôtures : présente comme un devoir d’entrer, pour que soit rempli mon logis !’
24. Car je vous dis : pas un des ces hommes qui avaient été invités ne goûtera mon dîner ! »
Evangile de Luc 14, 15-24 (Traduction Sœur Jeanne d’Arc, sauf mots en italiques)
Situation du passage
Cet épisode se passe au cours d’un repas chez l’un des chefs des pharisiens. Soulignons que malgré les invectives lancées parfois par Jésus à leur intention, le contact est tout de même maintenu et à un haut niveau et même d’une façon conviviale; il existe une sorte de fascination chez eux pour celui qui ne manque pas de les déstabiliser au point de les laisser sans réponse à sa question sur la possibilité légale de guérir le jour du sabbat. Après la guérison de l’homme hydropique présent dans l’assistance (Lc 14, 1-6), Jésus donne une première parabole sur l’importance de se tenir à la dernière place « car quiconque s’élève sera abaissé, et celui qui s’abaisse sera élevé. » (Lc 14, 7-11). Puis, insérant toujours bien son message dans le contexte de son repas parmi les pharisiens, il continue sur le registre du festin et des invités, en proclamant la nécessité d’y inviter des pauvres, des estropiés, des boiteux et des aveugles ; « heureux seras-tu alors de ce qu’ils n’ont pas de quoi te le rendre ! Car cela te sera rendu lors de la résurrection des justes » (Lc 14, 12-14).
A cette béatitude exprimée par Jésus répond une autre béatitude lancée par un convive qui introduit la troisième parabole du chapitre 14 qui nous intéresse ici. Elle s’inscrit juste avant la proclamation devant des foules nombreuses de la nécessité de renoncer à sa propre vie, à ses biens et même à sa famille pour être son disciple (Lc 14, 25-27) et sur le risque pour le sel de s’affadir. Le discours de Jésus ne peut être fade !
Commentaire sur le texte et la traduction
J’ai choisi la traduction de Sœur Jeanne d’Arc proche du texte grec sauf pour les passages en italiques. J’ai préféré utiliser « maître » plutôt que « Seigneur » même si dans une lecture post-pascale il ne fait pas de doute que le maître en question soit le Seigneur Jésus lui-même qui parle de son Royaume comme le montre d’ailleurs le verset 24 où Jésus parle au nom du maître de maison. Sur les v. 18 et 23 je m’expliquerai plus tard.
Le verset 15 introduit la notion de Royaume de Dieu absente des paroles de Jésus dans ce chapitre 14. Il s’agit probablement d’un ajout rédactionnel pour guider le lecteur dans l’interprétation des deux paraboles au milieu desquelles il s’insère. Le Royaume de Dieu est souvent comparé à un festin. C’est ce que suggère très précisément le passage parallèle de Mt 22, 1-10 (Voir aussi Mt 8, 11 ; Lc 13, 29 ; Ap 19, 9).
Le récit a un rythme rapide, ne s’encombre pas de détails inutiles et se trouve centré sur l’essentiel du message. Tout le monde est très actif et on entre et sort beaucoup. Il y a urgence car « le Royaume de Dieu est déjà là » (Lc 17, 21).
Au moment de venir au festin qui est prêt, les invités initiaux se dérobent mettant en avant des préférences : le premier prend prétexte de voir son champ (son bien), le second de son activité dans les champs (sa vie) et le troisième de son mariage (sa famille). Toutes dérobades devant le festin du Royaume auquel sont invités ceux qui suivent Jésus et dont on sait qu’elles ont la faculté de le mettre en colère (v. 21). Dans la suite du chapitre 14 Jésus ne manque pas d’y revenir :
Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même à sa propre vie, il ne peut être mon disciple. (Lc 14, 26)
De la même façon, quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut être mon disciple. (Lc 14, 33)
Le maître de maison tient beaucoup à son festin et il envoie alors le serviteur chercher les pauvres, estropiés, aveugles, boiteux, dans les rues et les places de la ville pour les faire entrer chez lui (v. 21). Nous sommes dans la suite logique de la parabole précédente :
Au contraire, quand tu donnes un festin, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles. (Lc 1413)
Malgré l’arrivée de toutes ces personnes, le serviteur a l’habilité de signaler à son maître qu’il reste encore des places (v. 22). Cette fois-ci le serviteur est invité à sortir « hors les murs » pour trouver des convives (v. 23). En effet, plus que le repas en lui-même, le contentement du maître est de réunir le plus grand nombre possible de personnes. Malgré sa déception et sa colère, il veut aboutir positivement ; c’est l’aspect convivial, relationnel du repas qui l’intéresse et on entre ici dans le symbolisme du partage du repas eucharistique d’ailleurs souligné par la traduction littérale de Sœur Jeanne d’Arc au v. 15 : « Heureux qui mangera du pain dans le royaume de Dieu ». Détail malheureusement négligé par la plupart des traductions qui traduisent par « prendra son repas ».
On a tort de voir dans la conclusion (v. 24 : "Car je vous dis : pas un des ces hommes qui avaient été invités ne goûtera mon dîner ! ") une condamnation de Jésus. Il s’agit de l’expression d’une profonde déception devant ces invités qui ne perçoivent pas ce qui doit être la vraie priorité de leur vie : aucun des premiers invités ne « goûtera » le dîner.
Goûtez et voyez comme est bon le Seigneur !
Heureux l’homme qui cherche en lui son refuge !
(Psaume 33, 9)
Comme des enfants nouveau-nés désirez le lait spirituel non frelaté, afin que, par lui, vous croissiez par le salut, si du moins vous avez goûté combien le Seigneur est excellent.
(1ère Epitre de Pierre 2, 2-3)
Par expérience Jésus qui apparaît dans de nombreux repas à travers les évangiles, connaît l’importance de la convivialité et les trésors de questionnement et de fraternité qu’elle peut favoriser. Ses adieux d’homme, ses dernières apparitions de ressuscité se feront au cours de repas.
Faut-il répondre à toutes les invitations pour des repas ? Certes pas ! Il faut s’interroger aussi sur les priorités qui régissent nos relations sociales. Il est des mondanités auxquelles il est vain de participer. Les personnes qui y participent n’y versent que le trop plein de leur moi envahissant et méprisant. Dans notre parabole, il est possible de miser sur la richesse humaine de celui qui invite : il est prêt à accueillir l’autre dans son inconnu et ses faiblesses, comme Jésus ! Pour partager, il faut se reconnaître soi-même pauvre de quelque chose pour pouvoir faire une place à l’autre, à Jésus qui est dans l’autre. Comment, au cours des repas auxquels nous participons ou que nous organisons, au cours même de nos simples rencontres, goûtons- nous ou faisons-nous goûter le Seigneur ? Comment chacun de nos repas, chacune de nos rencontres annonce le repas du Royaume, le Festin des Noces de l’Agneau à la fin des temps (Ap 19, 9) ?
Interprétation classique du texte
Elle suppose bien sûr une lecture post-pascale à la lumière de ce que vivent les premières communautés chrétiennes.
Les premiers invités qui se dérobent représenteraient les contemporains de Jésus. Pensons au jeune homme riche qui refuse d’abandonner ses biens pour suivre Jésus (Mt 19, 20-22) ou même aux apôtres qui abandonnent Jésus au moment où il boit la coupe du sacrifice (Mt 20, 22). D’une façon globale tous les juifs qui refusent le message de l’Evangile.
Les seconds invités représenteraient les juifs que le serviteur, les apôtres, vont chercher dans les « places et rues de la ville » de Jérusalem et qui acceptent la Bonne Nouvelle pour suivre Jésus au festin du Royaume.
Les derniers invités représenteraient les païens que le serviteur, les apôtres, vont chercher « vers les chemins et les clôtures » hors les murs de Jérusalem, et bientôt à travers tout le bassin méditerranéen. La proclamation de la Bonne Nouvelle s’adresse à tous ceux qui sont déjà en marche vers le Royaume en suivant leur bonne volonté et leur discernement moral. Mais cette dernière interprétation va se heurter à une autre beaucoup plus lourde de conséquences.
Compelle intrare
… c’est la mauvaise traduction en latin du grec « anankason eiselthein » (v. 23). Elle dépend évidemment du contexte de son époque avec la volonté consciente ou non de l’utiliser à des fins apologétiques.
Contrairement à la plupart des traducteurs qui continuent de traduire l’expression grecque par « contrains (ou oblige, ou force) les gens à entrer » j’ai choisi ici de donner au verbe grec utilisé « anankadzô » le sens figuré, aussi attesté en grec classique, qu’il peut avoir en le reliant directement au terme « anankè » du v. 18. Le verbe est de même racine que le nom. Celui-ci signifie : la nécessité (parfois personnifiée dans la mythologie), la contrainte sur le plan intellectuel ou éthique, sans aucune nuance physique. Le verbe indique une action qui a cela pour objet mais peut aussi désigner une action de contrainte physique. C’est ce dernier sens qui a conduit dans les traductions latines de la Vulgate établie en grande partie par Saint-Jérôme (347-420) à traduire le terme grec par « compelle » ou dans celles établies à partir de la fin du 2ème siècle appelées « Vetus latina » à le traduire parfois par « coge ». Ces deux verbes latins comprennent une idée de contrainte plus « musclée » (contraindre par la force, pousser ensemble) que le verbe grec sans exclure d’ailleurs un sens figuré. La traduction en latin du v. 18 reprend une idée de nécessité morale calquée vraiment sur le grec : « necesse habeo exire » = j’ai la nécessité, le devoir, de sortir. Alors, pourquoi ne pas avoir fait, comme moi, ce rapprochement de racine entre « anankè » et « anankadzô » et avoir traduit en latin par « compelle intrare » et en français par « contrains-les à entrer » ? Pourquoi, surtout, les traducteurs actuels maintiennent-ils cette ambiguïté en ajoutant « les gens » ou le pronom personnel « les », absents du texte grec, pour faire sens, avec éventuellement une note pour expliquer qu’il ne s’agit pas d’une contrainte physique (Sœur Jeanne d’Arc) ? Il est des routines coupables ! Ma traduction « présente comme un devoir d’entrer », en lien avec celle du v. 18, résout facilement tous ces problèmes ; même un simple « pousse à entrer » pourrait suffire !
Un détail, me direz-vous peut-être. On comprend bien que le maître du festin Jésus ne souhaite pas contraindre par la force les gens à entrer dans le festin du Royaume. N’a-t-il pas conseillé à ses disciples de ne pas insister lorsque les populations n’étaient pas réceptives à la Bonne Nouvelle (Mt 10, 14).
Le château de Montségur en Ariège où en 1244 furent brulés vifs 200 cathares « hérétiques » sur un bûcher en contrebas du château
Un « détail » de traduction
… qui a entraîné des millions de morts et de persécutés à travers les siècles !
En effet, le grand évêque et théologien d’Hippone, Augustin (354-430) a légitimé le recours à la force du bras séculier pour faire rentrer dans la Sainte Eglise catholique les hérétiques (en particulier les donatistes) en s’appuyant sur ce fameux « compelle intrare » (« Contrains-les d’entrer ») :
« C’est pourquoi si, par la puissance qu’elle a reçue de la faveur divine et au temps voulu, au moyen de la piété et de la foi des rois, l’Eglise force d’entrer ceux que l’on rencontre sur le long des chemins et des haies, c’est-à-dire dans les hérésies et les schismes, ceux-ci ne doivent pas se plaindre d’être contraints » (Contra Gaudentium, vers 420). Il justifiait cette contrainte par le bien religieux que les récalcitrants en recevraient même s’ils ne le percevaient pas eux-mêmes.
Et voilà, de l’époque impériale romaine, en passant par les guerres des Rois de France, les croisades, l’Inquisition, les guerres de religion et la colonisation, la collusion des pouvoirs catholique et séculiers, sur la base du « Compelle intrare », a contraint par la force païens et hérétiques à (r)entrer dans la Sainte Eglise pour leur salut éternel et parfois les bénéfices très « terre à terre » de leurs « bienfaiteurs » …
… jusqu’au Concile Vatican II qui proclama la Liberté religieuse (Déclaration « Dignitatis humanae », 1965) en faisant référence en note à des citations des Pères de l’Eglise … dont Saint Augustin !
« C’est un des points principaux de la doctrine catholique, contenu dans la Parole de Dieu et constamment enseigné par les Pères, que la réponse de foi donnée par l’homme à Dieu doit être libre : en conséquence, personne ne doit être contraint à embrasser la foi malgré lui. » (n° 10)
Joli tour de passe-passe !
Entre temps, le philosophe Pierre Bayle (1647-1706), né dans notre chère Ariège, dont le frère avait refusé d’abjurer lors de la Révocation de l’Edit de Nantes (1685) et était mort en prison, s’était révolté dans son « Commentaire philosophique sur ces paroles de J.-C. « Contrains-les d’entrer » (1686-88) :
« Si le prince prétend contraindre les consciences, la religion devient une farce et la société politique un théâtre sanglant »
Bayle suggère que le passage doit être lu « en un sens métaphorique et non littéral », ou bien qu’il a été « falsifié ».
« Il ne se trouve qu’un petit verset faisant partie d’une parabole, dans lequel on voit ce mot de contrainte, mot qui en cent autres occasions signifie les empressements de civilité et d’honnêteté qu’on témoigne à une personne pour l’obliger par exemple à rester dîner. »
« Augustin est si entêté de sa persécution qu’il la trouve dans une infinité de passages de l’Ecriture, où il s’agit de cela aussi peu que des intérêts du Grand Mogol.»
Voir le site d’Olivier Abel sur « … les objections de Bayle au commentaire augustinien … » dont nous avons tiré les extraits ci-dessus :
Cent-cinquante ans plus tard c’est le même combat pour Alexandre Vinet (1797-1847) qui veut obtenir la liberté des cultes dans le pays de Vaud : Saint Augustin « l’un des plus parfaits chrétiens » figure « parmi les patrons de l’intolérance », « lui qui a donné au Compelle intrare le sens odieux et funeste dont tant de gens se sont empressés de se prévaloir » (A. Vinet, « Mémoire en faveur de la liberté des cultes », 1826, cité par Bovon, cf. Bibliographie)
Parole et paroles
Cette parabole de Jésus que nous avons étudiée, comme l’ensemble de la Parole de Dieu, ont été trop souvent colonisés par les paroles du magistère de l’Eglise, pour imposer, jusqu’à une époque tout de même récente, en collusion avec le « bras séculier », une domination totalitaire sur les corps et les consciences du peuple croyant ou non.
Jésus par ses paraboles, tout son enseignement et sa vie voulait montrer que le discernement, certes sans concession par rapport à la loi universelle de l’amour fraternel, devait l’emporter sur l’application objective de la Loi mosaïque déclinée en 613 commandements parfois contradictoires et ridiculement pointilleux. En ce sens la Parole est apprentissage de l’Art du discernement.
Vivante, en effet, est la parole de Dieu. Vigoureuse et plus acérée que n’importe quelle épée à double tranchant, elle se fiche jusqu’au point de séparation entre âme et esprit, articulations et moelle, et démêle ainsi les désirs et les pensées du cœur. Aussi bien n’est-il pas de créature qui échappe à sa vue : tout est mis à nu et à découvert aux yeux de celui à qui nous devons rendre compte.
Epître de Paul aux Hébreux 4 12-13 (Trad. Bible Bayard)