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1. Du moment que beaucoup ont entrepris une mise en récit des faits accomplis parmi nous, 2. d’après ce que nous ont transmis ceux qui, dès le début, les ont vus par eux-mêmes et sont devenus serviteurs de la parole, 3. il m’a paru bon, à moi aussi, qui me suis rigoureusement informé reprenant tout, d’en écrire pour toi un récit ordonné, illustre Théophile, 4. afin que tu reconnaisses la solidité des paroles dont tu as été instruit de vive voix.

Evangile de Luc 1, 1-4

Luc écrivain-historien

Luc est le seul évangéliste à commencer par un prologue. Il est considéré comme écrivant un grec tout à fait correct et susceptible d’élégance. Converti probablement par Paul, ce païen d’origine peut-être proche du judaïsme, en tous les cas nourri de la Septante, n’hésite pas à introduire des passages issus de sources sémitiques sans chercher à en arranger la transcription grecque, sans doute par souci d’authenticité. Luc montre également dans ce prologue son désir de recourir à des sources sûres de témoins oculaires des origines. Il laisse même supposer que ce sont des disciples (serviteurs de la parole) donc situés dans l’entourage immédiat de Jésus. On retrouve chez Jean le souci exprimé à ses disciples par Jésus de transmettre sa parole :

Mais vous aussi, vous témoignerez, parce que vous êtes avec moi depuis le commencement. (Jn 15, 27)

Rappelez-vous la parole que je vous ai dite : Le serviteur n'est pas plus grand que son maître. S'ils m'ont persécuté, vous aussi ils vous persécuteront ; s'ils ont gardé ma parole, la vôtre aussi ils la garderont. (Jn 15, 20)

Il ne fait pas de doute que Luc est envahi de la même volonté de transmettre que Pierre et Jean dans Les Actes (dont il est aussi le rédacteur) :

Nous ne pouvons pas, quant à nous, ne pas publier ce que nous avons vu et entendu. » (Ac 4, 20)

Lorsqu’il commence à rédiger son évangile vers 85, Luc connaît l’évangile de Marc écrit autour de 70 et dont il reprend environ la moitié des versets et probablement une source appelée « Q ». Le texte de celle-ci a été reconstitué par des exégètes à partir de 200 versets de Matthieu et de Luc d’une similarité frappante, en dehors bien sûr de ceux déjà empruntés à Marc. Il a aussi à sa disposition des traditions orales et écrites qui donneront plus tard ses évangiles dits « apocryphes » (qui ne feront partie du Canon - liste officielle - des écritures établie à la fin du 4° siècle). Leurs textes ont été écartés car jugés trop « fantaisistes » par rapport aux principaux évangiles « reconnus », en particulier pour certains, en ce qui concerne les récits d’enfance de Jésus. Et pourtant, Luc leur aura emprunté le côté merveilleux pour le récit de la naissance de Jésus qu’il est le seul des quatre évangélistes retenus à développer autant.

Par rapport à ceux déjà nombreux qui ont effectué une simple mise en récit des faits relatés par des témoins (v1), Luc revendique un travail d’historien qui reprend toutes ses sources pour les examiner (« qui me suis rigoureusement informé reprenant tout » v. 3). Il prétend aussi être un écrivain (« écrire » v. 3) faisant œuvre littéraire (d’où ce prologue tout à fait dans la veine d’un écrivain classique). Il s’engage lui-même (« il m’a paru bon, à moi aussi » v.3) même s’il ne signe pas officiellement son livre, ce qui est nouveau par rapport aux autres évangélistes même si Jean, le « disciple bien-aimé », se déclare lui-même témoin de faits dans son évangile (Jn 21, 24) :

« C'est ce disciple qui témoigne de ces faits et qui les a écrits, et nous savons que son témoignage est véridique. »

Par ailleurs, le verset suivant (Jn 21, 25) semble suggérer que les évangélistes se sont retrouvés devant une masse d’informations difficile à gérer :

« Il y a encore bien d'autres choses qu'a faites Jésus. Si on les mettait par écrit une à une, je pense que le monde lui-même ne suffirait pas à contenir les livres qu'on en écrirait. »

En bon prosélyte, Luc a voulu comme Paul s’adresser aux Gentils, en particulier aux Grecs. Si d’autres témoignent par la parole ou le martyr, lui veut utiliser les moyens littéraires qui leur sont familiers pour construire un récit ordonné … mais selon quel ordre ? S’agirait-il seulement d’un ordre chronologique, ce qui est après tout le premier travail d’un historien qui cherche à classer ses sources ?

On représente souvent Luc en peintre qu’il aurait été : Stalle (17° s.) de la cathédrale de Lombez (Gers)

On représente souvent Luc en peintre qu’il aurait été : Stalle (17° s.) de la cathédrale de Lombez (Gers)

Luc apologète

On ne sait rien sur ce Théophile, destinataire de l’évangile de Luc. Il était de bon ton de dédicacer son ouvrage à un personnage illustre, ne représenterait-il ici qu’une convention de style tant ce prologue de Luc semble calqué sur le modèle courant des dédicaces en usage dans la littérature antique. Ce qui nous intéresse plus ici c’est le verset 4 (« afin que tu reconnaisses la solidité des paroles dont tu as été instruit de vive voix ») qui montre la valeur apologétique de l’œuvre entreprise par Luc. Il fait œuvre d’écrivain-historien pour démontrer l’authenticité de l’enseignement oral reçu par Théophile et bien sûr tous ses futurs lecteurs. La recherche historique doit donc venir confirmer ce que l’éloignement dans le temps peut affaiblir (les premiers témoins ont tous disparu) et ainsi confirmer la vérité évangélique. Le verbe grec katèchéô signifie à l’origine « retentir », « résonner » d’où l’utilisation dans le nouveau testament pour signifier « faire retentir aux oreilles », « enseigner de vive voix ». Ce mot est particulièrement adapté à décrire un enseignement donné en plein air ! C’est aussi le mot qui donnera « catéchumènes » qui désigne les chrétiens qui suivent un enseignement en vue du baptême et plus tard le mot catéchisme recueil des vérités qu’il faut croire. En quelque sorte, moyennant un certain anachronisme, Luc écrit un récit ordonné à une visée catéchétique et donc apologétique.

Sans que Luc le souligne, nous retrouvons ici implicitement la distinction entre la Parole (« serviteurs de la parole » v. 2) et les paroles (« la solidité des paroles dont tu as été instruit de vive voix » v.4), distinction qui justifie toute la recherche entreprise par notre blog. Dans le prologue de Luc Le singulier « parole » n’est pas encore commencé par une majuscule ni précisé par « de Dieu » comme certains traducteurs veulent l’introduire. Il faudra attendre le prologue de l’évangile de Jean, une dizaine d’années plus tard, pour que le « logos » revête toute sa nature divine.

Cathédrale de Chartres. Tour du chœur, ensemble de 200 statues (17° - 18° s.) Le massacre des innocents (Mt 2, 16-18)

Cathédrale de Chartres. Tour du chœur, ensemble de 200 statues (17° - 18° s.) Le massacre des innocents (Mt 2, 16-18)

Un récit historique ?

Pouvons-nous considérer par exemple que ces « Evangiles de l’enfance », en particulier celui de Luc, relatent des faits à l’historicité sûre ?

Nous voyons bien à l’heure actuelle que le débat instauré autour de l’enseignement de l’histoire à l’école remet fortement en cause ses fondements : peut-elle prétendre être une science, servie par des historiens impartiaux ? Si la façon de considérer l’histoire et sa transmission aux générations futures sont si profondément régulièrement remises en cause, c’est que, à travers des historiens la plupart du temps honnêtes, se profile toujours tout de même le désir conscient ou non de transmettre un récit à vocation édifiante. « Edifiant » pouvant avoir les deux sens de « qui édifie », qui apporte « un élément décisif d’information » ou, sur le plan religieux, « qui porte à la foi ». On parle de « récit national », on peut tout autant parler de « récit religieux » ou "Histoire Sainte" (c'était l'expression encore employée de mon jeune temps pour désigner la bible).

Ainsi Luc revendique la sûreté de ses sources (Lc 1, 1-2) et sa volonté d’écrire un récit ordonné (Lc 1, 3-4). Comment imaginer alors, en considérant que les deux récits de Luc et Matthieu ont certaines sources communes, que des événements aussi importants que le massacre des enfants de Bethléem (Mt 2, 16-18) et la fuite en Egypte (Mt 2, 13-15), le recensement des habitants (Lc 2, 1-7) ne figurent que dans l’un ou l’autre de ces évangiles sans compter les deux généalogies de Jésus qui présentent chez l’un et l’autre des différences notables (Mt 1, 1-17 et Lc 3, 23-38). Luc, et bien des rédacteurs d’évangiles apocryphes (« Protoévangile de Jacques » et « Le livre de la naissance du Sauveur et de Marie ») ont constitué des récits de l’enfance de Jésus, avec nombre de détails merveilleux dont on sait maintenant combien ils doivent à la littérature de l’époque surtout quand il s’agit d’évoquer la naissance d’un homme au destin exceptionnel.

On peut considérer que cette conception de l’histoire - récit édifiant à l’usage des générations futures - est encore tout à fait d’actualité : on parle ainsi de déconstruire l’histoire « officielle » - récit national - concernant la décolonisation. Dans cette perspective, nous pouvons considérer que l’Histoire, comme la religion, relève du « Croire ». Y-aura-t-il en effet plus de raisons de croire les thèses nouvelles que les anciennes, leurs auteurs étant jugés plus objectifs, scientifiques, pour dire honnêtes, que leurs prédécesseurs ?

Mais l’évidence, l’objectivité des sources ? Est-on sûr d’avoir toutes les sources sous les yeux ? Ne sont-elles pas déjà elles-mêmes des interprétations d’événements par des témoins ? Quel choix opérer parmi elles ? Que recherche l’historien en fonction de ses propres opinions et de « l’air du temps », de la façon d’écrire contemporaine ? Il nous faut bien reconnaître le relativisme entourant la « création historique » si nous ne voulons pas sombrer dans le totalitarisme d’un récit qui serait unique et intemporel par l’objectivité qui naîtrait de la scientificité de son élaboration. En tous les temps la science comme la religion ont leurs fondamentalistes.

Saint Luc, Nicolas Fouquet (17° s.), Heures de Raguier et Robertet, f.15, Pierpont Morgan Library, ms.M834. Cette illustration met en relief les trois attributs de Luc : écrivain, peintre (cf. icône posée sur le meuble) et le fameux taureau (cf. le tétramorphe)

Saint Luc, Nicolas Fouquet (17° s.), Heures de Raguier et Robertet, f.15, Pierpont Morgan Library, ms.M834. Cette illustration met en relief les trois attributs de Luc : écrivain, peintre (cf. icône posée sur le meuble) et le fameux taureau (cf. le tétramorphe)

La croyance : projection vers une vérité supérieure

La seule prétention que nous puissions avoir est de vivre le plus harmonieusement possible une tension entre ce que nous voudrions être la Vérité – ce que nous voudrions croire – et ce que nous croyons être la réalité des faits passés ou présents tels qu’ils semblent s’imposer à nous dans une vision à connotation scientifique. Cette vision, croyance, s’élabore dans et par le langage, et nous savons tout ce que celui-ci doit - heureusement ! – à la poésie. Une grande mathématicienne, Claire Voisin, déclarait récemment (Journal La Croix, 14/12/2016) : « Finalement, je pense que les mathématiques constituent un monde qui se caractérise par une forme de beauté, et peut-être même plus que cela, une forme de vérité supérieure. » Par là-même, elle se place extérieurement par rapport aux données exactes qui s’imposent à elle. Elle en fait un objet de contemplation et non une vérité qui s’imposerait de façon totalitaire. En ce sens, les données scientifiques, dont l’exactitude a été vérifiée par confrontations expérimentales successives, s’apparentent à des signes mis en récit construit pour aboutir à une démonstration largement conditionnée par la projection du mathématicien sur des hypothèses. Appelons beauté, poésie, cette projection du mathématicien vers une vérité supérieure, c’est-à-dire au-delà de ce que nous percevons immédiatement.

Les données scientifiques ne s’imposent pas d’elles-mêmes (pas encore !), elles sont objet qu’un sujet regarde, tente d’élucider en fonction de son propre projet dont il a une conscience plus ou moins développée. Il s’agit d’un vaste débat qui mérite des développements importants. Qu’on ne nous accuse pas de minimiser la démarche scientifique qui est capitale si nous ne voulons pas sombrer dans l’obscurantisme du fondamentalisme. On ne sait que trop à quelles atrocités cela peut conduire !

Appliquée à la science historique, telle que les historiens modernes veulent l’envisager, nous pouvons envisager de même une projection vers une vérité supérieure qui se décline ensuite en récit « édifiant ». Le problème n’est pas de faire un récit édifiant, auquel l’historien peut difficilement se soustraire, mais d’en faire un catéchisme vrai pour une éternité, une vérité qui tue dans l’œuf toute rébellion d’une pensée vivante. Moi-même, je dois bien considérer que mon discours actuel sur l’histoire est largement conditionné par la projection que je me fais sur une vérité supérieure …

Soyons un peu provocateurs : le roman historique n’est-il pas parfois plus près d’une vérité historique absolue que le livre d’histoire dit scientifique ? La démarche scientifique n’a d’intérêt que pour des confrontations expérimentales successives des données telles que se présentent à nous. Le reste est affaire d’écrivain, de poète.

Cathédrale de Chartres. Tour du chœur. La visite des mages (Mt 2, 1-12)

Cathédrale de Chartres. Tour du chœur. La visite des mages (Mt 2, 1-12)

Le discours édifiant ou mythe

Le problème de Luc comme de beaucoup d’historiens est de confondre le récit édifiant à vocation apologétique avec la vérité historique. « Muthos » en grec a d’abord signifié « discours », « parole » et ensuite « récit » plus ou moins fabuleux ; Luc écrivain, à travers les histoires, mythes qu’il développe dans son récit édifiant nous en apprend plus sur l’esprit religieux de son temps que les faits eux-mêmes rapportés par des témoignages dont la subjectivité ne saurait être absente.

Nous avons encore de tels discours édifiants que ce soit dans le domaine sociétal ou religieux. Comment des journalistes peuvent-ils prétendre créer l’histoire sous nos yeux, « en live » par de simples « micro-trottoirs » où chaque personne interrogée déverse son subjectivisme conditionné par son état émotionnel. Nous entrons alors dans le domaine de la manipulation à vocation totalitaire (on dit aussi « pensée unique »).

Cathédrale de Chartres. Tour du chœur. Le vieillard Syméon prend l’enfant Jésus dans ses bras (Luc 2, 25-35)

Cathédrale de Chartres. Tour du chœur. Le vieillard Syméon prend l’enfant Jésus dans ses bras (Luc 2, 25-35)

Un pain et cinq petits poissons

Dans certaines communautés religieuses catholiques, se colportent encore de manière très officielle des récits à vocation édifiante à propos de faits réputés réels :

Voyons par exemple, le 2ème des récits de fondation de la Communauté des sœurs de l’Agneau (« Du pain, poissons ») : http://www.communautedelagneau.org/wp-content/uploads/2014/12/Récits-de-fondation-Petites-soeurs.pdf

… « Du fond du couloir sombre arrive alors une jeune fille, ayant dans la main gauche un beau pain qu’elle nous tend pour le rompre, et dans la main droite une assiette avec... cinq petits poissons » …

Le procédé est le même que dans les évangiles : les faits sont prétendus réels ou tout du moins la perception qu’en ont les personnes. On les rapproche de textes de l’évangile (ici Mt 5, 14-19 où Jésus multiplie cinq pains et deux poissons), si ce n’est déjà fait dans l’élaboration même de la perception des faits. On peut comprendre alors le mécanisme global d’écriture du récit édifiant ; nous restons alors de toutes les façons dans le domaine de la croyance à une intervention divine suggérée qui n’est pas condamnable en soi si le discours édifiant n’a pas vocation totalitaire.

Santon : le boulanger

Santon : le boulanger

La réalité n’est que ce que nous en faisons

Disons-le tout simplement : finalement la réalité en elle-même n’est pas intéressante, c’est la perception poétique que nous en avons qui nous fait vivre, à condition de ne pas en faire un absolu en cédant à une volonté totalitaire.

Merci à Luc et à Matthieu pour la poésie des évangiles de l’enfance qui nous en disent long sur le cœur et l’esprit des hommes et femmes de leur temps confrontés aux paroles inouïes de Jésus dont on peut dire qu’elles continuent aujourd’hui d’interroger et de conduire à se projeter vers une réalité supérieure une multitude d’humains qui se déclarent croyants ou non.

J’aime à me glisser par l’imagination parmi les personnages de la crèche. Ils ont tant à me dire d’une Vérité supérieure enfouie dans ce qu’il y a de plus humain, au cœur d’une tendresse si généreuse et spontanée quand il s’agit d’entourer un nouveau-né. J’aime chanter avec eux tous ces beaux Noëls dont certains remontent à la nuit des temps, célébrer avec joie la vie qui renaît au cœur de l’hiver, au cœur de nos échecs et de nos abandons.

Dans un prochain article « Jésus est-il né à Bethléem ? » nous aborderons, à la lumière de ce que nous venons de dire, le problème du lieu de naissance de Jésus. En effet si Matthieu et Luc s’appesantissent sur ce détail c’est qu’il a pour eux une portée théologique capitale au moment où ils écrivent leur évangile.

Histoire(s) de Noël

Compléments

- Des exemples d’évangiles apocryphes consacrés à l’enfance de Jésus:

+ « Le protévangile de Jacques le mineur :

 

http://remacle.org/bloodwolf/apocryphes/jacques.htm

 

+ « L’évangile de Thomas l’Israélite » :

http://remacle.org/bloodwolf/apocryphes/thomas.htm

 

- Musique :

+ Une cantate de Noël d’Arthur Honneger :

 

https://www.youtube.com/watch?v=Vm2T5SSlCGI

 

+ King's College Choir - Christmas Carols

https://www.youtube.com/watch?v=7HItFqKBAQE

Histoire(s) de Noël
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