Dum medium silentium
Comme tout s’acoisait * au milieu du silence
et que la Nuit touchait au milieu de son cours,
ta Parole toute-puissante est venue, Seigneur :
elle a quitté le ciel et le Siège royal !
Ps. Le Seigneur est roi, revêtu de beauté ;
Il s’est drapé de force : elle est son baudrier.
(Sg 18, 14-15 ; Ps 92, 1)
(Trad. Frère François Cassingéna-Trévedy **)
* S’acoisait : se tenait coi, calme
Un rappel de la nuit de Noël
Dum medium silentium tenerent omnia, et nox in suo cursu medium iter haberet, omnipotens sermo tuus, Domine, de caelis a regalibus sedibus venit.
Ps. Dominus regnavit, decorem indutus est : indutus est Dominus fortitudinem, et praecinxit se.
L’introït « Dum medium silentium » auquel nous nous intéressons maintenant est rarement chanté en dehors des monastères car, réservé au répertoire du deuxième dimanche après la Nativité, il est souvent éclipsé par les chants de la fête de l‘Epiphanie, célébrée normalement le 6 janvier, mais reportée au dimanche suivant hors des monastères et dans de nombreux pays qui n’en font pas un jour férié. Pourtant ce dimanche « Dum medium silentium » est un rappel de la méditation nocturne de la Messe de Minuit à un moment où ce n’est déjà plus Noël après une arrivée très en avance en particulier dans le domaine commercial et sociétal. Le texte latin le marque d’une certaine façon en n’employant plus « Hodie » (aujourd’hui) et en utilisant des verbes aux temps du passé.
Dans le Silence de la Nuit
L’antienne « Hodie Christus Natus est » précédemment commentée se termine vers le bas de son échelle sonore (« ambitus ») et indique, après une proclamation de la naissance du Christ, un retour à l’humilité de la crèche, dont, comme le souligne l’introït (chant d’entrée) « Dominus dixit ad me » déjà étudié, la tranquillité permet d’entendre la confidence du Père. Le chant grégorien souvent appelé « le chant du silence » naît du silence et y retourne.
Reprenant dans le grave le discours musical de la fin de l’antienne, « Dum medium silentium » est l’introït de l’intimité ; au milieu du silence et de la nuit est rendue audible la Parole toute-puissante :
« Le Père n’a dit qu’une seule parole : ce fut son Fils. Et il la dit toujours dans un silence sans fin. Et c’est dans le silence qu’elle peut être entendue de l’âme. » (1)
Le son est au silence ce que la lumière est à l’obscurité.
Les ténèbres peuvent être celles recouvrant le limon originel, Tohu-bohu (désert et vide en hébreu), avant que Yhwh ne réalisât la séparation du jour et de la nuit (Gn 1, 1-5). Désormais, la nuit n’existerait pas sans la lumière. La lumière ne pourrait exister sans la nuit. C’est au cœur de nos nuits ténébreuses, nuits de la nuit, où le Créateur semble être absent, que les mystiques nous apprennent à isoler la Lumière, à construire les paroles qui révèleront la Parole.
Dans la nuit bienheureuse,
En secret, nul ne me voyait,
Et ne regardant nulle chose,
Sans autre guide ni lumière
Que celle en mon cœur qui brûlait.
Cette lumière me guidait,
Plus sûrement que celle de midi,
Là où m’attendait
Qui je savais bien,
En un lieu où nul ne paraissait.
Ô nuit qui fus un guide,
Ô nuit aimable plus que l’aube !
Ô nuit qui réunis
L’Ami avec l’aimée,
L’aimée en l’Ami transformée !
(Jean de la Croix, « Nuit obscure », 3-5, Ed. Obsidiane, p. 19)
Conception très biblique que celle de ténèbres « à double face » :
L’ange de Dieu, qui marchait en avant d’Israël, se déplaça et marcha à l’arrière. La colonne de nuée se déplaça depuis l’avant-garde et vint se tenir à l’arrière, entre le camp des Égyptiens et le camp d’Israël. Cette nuée était à la fois ténèbres et lumière dans la nuit, si bien que, de toute la nuit, ils ne purent se rencontrer. (Ex 14, 19-20)
Nuit de mort pour des premiers-nés :
« Au milieu de la nuit, le Seigneur frappa tous les premiers-nés de l’Égypte, du premier-né de Pharaon qui siège sur le trône, jusqu’au premier-né du captif dans sa prison, et tous les premiers-nés du bétail. » (Ex 12, 29)
Et de naissance pour le Premier-né :
« Et elle mit au monde son fils premier-né ; elle l’emmaillota et le coucha dans une mangeoire, car il n’y avait pas de place pour eux dans la salle commune. » (Lc 2, 7)
« De fait, il est frappant de voir comment l’introït « Dum medium », en exhibant le passage de l’Ange exterminateur de Ex 12, 29, établit un lien théologique puissant entre la Nativité et la Pâque et suggère que la Nuit noëlique est déjà, au fond, une Nuit pascale. » (1)
L’introït écrit comme un midrash
Un silence paisible enveloppait toute chose, et la nuit de la Pâque était au milieu de son cours rapide ; alors, du haut du ciel, venant de ton trône royal, Seigneur, ta Parole toute-puissante fondit en plein milieu de ce pays de détresse, comme un guerrier impitoyable, portant l’épée tranchante de ton décret inflexible. » (Sg 18, 14-15)
Ce passage du Livre de la Sagesse (traduction de la Bible liturgique) qui a donné la matière du texte de l’introït, relate lui aussi la Nuit de la Pâque et peut nous étonner par son caractère guerrier à l’antipode de la douceur de Noël. C’était un procédé fréquent d’écriture chez les Hébreux, appelé midrash, qui consistait, pour expliquer un texte donné, à aller rechercher des passages bibliques dans un contexte parfois bien différent, mais dont les mots recontextualisés prenaient alors un éclairage nouveau tant pour le texte originel que pour celui commenté. Cette technique de commentaire et de composition littéraire perdura longtemps et un livre récent s’ingénie à monter tout ce que les évangiles lui doivent (3).
L’introït a laissé de côté l’épée guerrière de la Parole destinée à faire mourir les premiers nés d’Egypte lors la délivrance du peuple hébreu. Encore faut-il nous souvenir que cette Parole est parfois comparée, à une épée :
« Elle est vivante, la parole de Dieu, énergique et plus coupante qu’une épée à deux tranchants ; elle va jusqu’au point de partage de l’âme et de l’esprit, des jointures et des moelles » (Hb 4, 12. Cf. Is 49, 2)
Ou à propos du Fils de l’Homme : « de sa bouche sortait un glaive acéré à deux tranchant » (Ap 1, 16)
Au-moins cette Parole aura-t-elle coupé « en leur milieu » le Silence et la Nuit.
Le verset du Ps 92 (1) contribue aussi à effacer l’idée de mort de Sg 18 ; il célèbre la magnificence du Seigneur qui a fixé la terre inébranlable.
Frère François, dans sa traduction, rappelle discrètement la présence de cette épée pacifique dans la draperie de beauté et de force que revêt le Seigneur par l’image du baudrier, bande d’étoffe destinée à accueillir en écharpe une épée (« Praecinxit se », mot à mot « se ceignit le corps »)
Comme la Parole de Yhwh sépara le jour et la nuit des ténèbres primordiales, dans l’élan même de sa création en perpétuel devenir, la Parole de Yhwh fait naître le Verbe incarné, Lumière arrachée aux ténèbres :
La lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas arrêtée (Jn 1, 5)
Le Verbe était la vraie Lumière, qui éclaire tout homme en venant dans le monde (Jn 1, 9)
Ce manuscrit de Einsiedeln (10ème siècle) montre les neumes dessinés au-dessus du texte latin qui commence au bas de la 1ère page avec l'initiale enluminée "D" et s'achève à la fin de la 2ème ligne au haut de la seconde page. Le "E 48" (Einsiedeln p. 48) inscrit en marge de la transcription solesmienne ci-dessous indique justement la provenance de l'appareil neumatique transcrit au-dessous de la notation établie par les moines. L'écriture neumatique peut être considérée comme la mise en espace sonore du texte de la Parole.
La mélodie grégorienne
Ici la mélodie commence dans les notes graves, légère, comme fredonnée, pour évoquer la profondeur du silence mais aussi celle du mystère de Dieu. D’abord comprise dans la quinte ré-la, elle s’élève ensuite à partir de tenerent jusqu’au do, principalement dans la quinte fa-do ; cette nuit suit un cours cosmique. Haberet comporte des valeurs longues et se termine sur les deux mêmes notes prolongées que silentium. La nuit et le silence se rejoignent dans leur milieu. La Parole de Dieu se fait discrète (omnipotens sermo) comme murmurée ; tuus et Domine, représentant Dieu, sont un peu plus développés et appuyés. Curieusement, la Parole vient du ciel mais de caelis part du même soubassement que le début de l’introït qui évoque le silence de l’humble crèche. C’est de ce silence même que l’on peut rejoindre le ciel dont le siège royal est évoqué principalement entre la et do, en haut de l’ambitus. La mélodie marque un léger infléchissement final pour marquer la venue divine sur terre.
Comme interprétations j’ai choisi :
- Par un soliste : https://www.youtube.com/watch?v=k31eVgPRFe4
Elle respecte bien la sémiologie (les neumes) et permet de voir le texte musical défiler.
- Par les moines de l’Abbaye de Kergonan : https://www.youtube.com/watch?v=AS2UWAH3-_A
Elle aussi fidèle, elle a le mérite de faire entendre l’interprétation d’un chœur comme c’est la règle pour le chant de l’introït.
Notes
Photo du début : Adoration de l’enfant de Gerard van Honthorst (1592-1656) (Wikimedia Commons)
(1) Jean de la Croix « Les mots d’ordre », 217 (Solesmes, 1961, p. 63, cité par Frère François, p. 190)
(2) François Cassingéna-Trévedy, moine de Ligugé, « Chante et marche - Les Introïts - », T. 1, Ed. Ad Solem, 2012, p. 185-207).
(3) Article de René Guyon sur le livre « Jésus-Christ, sublime figure de papier » de Nanine Charbonnel : http://www.garriguesetsentiers.org/2017/11/le-nouveau-testament-pas-une-memoire-mais-un-copie-colle.html?utm_source=_ob_email&utm_medium=_ob_notification&utm_campaign=_ob_pushmail
Complément
En complément de tout ce que nous avons déjà évoqué sur le thème de la nuit biblique, je vous transcris ici un extrait d’un magnifique livre écrit par Catherine Chalier, « La nuit, le jour -Au diapason de la création » (Ed. Seuil, 2009) que je vous conseille vivement de lire.
Epilogue
« Le pressentiment du jour » (p. 235-236)
La fragilité de l’alliance entre le jour et la nuit caractérise une création menacée par l’immense fond, muet et chaotique, des ténèbres primitives qui, rebelles à leur limitation par la parole créatrice, cherchent à effacer les réalités distinctes que cette parole fait être. Les ténèbres semblent en effet vouloir se venger en envahissant la nuit au point de la faire ressembler à une détresse insurmontable et à un effroi sans fin ; mais elles usurpent aussi le nom du jour quand, sous prétexte de suprématie lumineuse, elles prétendent chasser la nuit de la terre, avec des conséquences tragiques là encore. L’énigme de cette puissance des ténèbres, dans une création déclarée bonne par son Créateur, tourmente ceux qui ne se laissent pas envoûter par elles mais qui voient bien combien grandes sont leurs menaces. Cependant, pour des spiritualités initiées et orientées par le récit biblique, celles-ci ne condamnent pas fatalement à l’emprise du désespoir : elles mettent plutôt chacun au défi quotidien de faire triompher la parole d’alliance sur le maléfice de la confusion primordiale. Ce combat dure toute la vie car la part de jour gagnée sur les ténèbres manque toujours de stabilité. Il commence dans l’intériorité de chacun, dans le désir difficile et souvent douloureux de faire émerger, en soi, de soi, mais pas seulement pour soi, des pensées, des mots et des actes qui avivent encore le goût de la lumière, surtout en tous ces moments de fièvre et de misère, quand on ne sait plus comment discerner la nuit du jour parce que le reflux de la lumière paraît devoir tout envahir, jusqu’à laisser exsangue et vaincu. Si la parole créatrice habite l’intériorité de tout ce qui est, comme l’enseigne le hassidisme, elle ne soustrait pas en effet à la nécessité de traverser des nuits captives des ténèbres, ou de subir maints outrages de la part de ceux qui s’arrogent la possession exclusive du jour. Pourtant, aussi vulnérable soit-elle au regard des puissances qui la haïssent, en soi-même y compris, et fût-ce parfois en s’en réclamant avec morgue pour mieux l’étouffer, la force de cette parole oriente les créatures humaines qui tendent l’oreille vers elle. Telle une réserve de clarté protégée par la nuit et aperçue le jour, cette parole ignore la complexité des dogmes, elle assure simplement que, pour qui reste attentif, la vie garde trace du verdict originel : « c’était bien » …