Le pharisien et le publicain
Ce passage de l’évangile de Luc est proclamé le 30° dimanche du Temps ordinaire (année C). Luc est le seul à évoquer cette parabole.
09 À l’adresse de certains qui étaient convaincus d’être justes et qui méprisaient les autres, Jésus dit la parabole que voici :
10 « Deux hommes montèrent au Temple pour prier. L’un était pharisien, et l’autre, publicain (c’est-à-dire un collecteur d’impôts).
11 Le pharisien se tenait debout et priait en lui-même : “Mon Dieu, je te rends grâce parce que je ne suis pas comme les autres hommes – ils sont voleurs, injustes, adultères –, ou encore comme ce publicain.
12 Je jeûne deux fois par semaine et je verse le dixième de tout ce que je gagne.”
14 Je vous le déclare : quand ce dernier redescendit dans sa maison, c’est lui qui était devenu un homme juste, plutôt que l’autre. Qui s’élève sera abaissé ; qui s’abaisse sera élevé. »
(Lc 18, 9-14)
Illustration d’entête :
Julius Schnorr von Carolsfeld (1794–1872), Le pharisien et le publicain, (gravure sur bois, ca 1860), dans Die Bibel in Bildern, Leipzig. (Illustration dans « La Bible en ses traditions »)
Icône contemporaine, Anonyme, "Le pharisien et le publicain", d’après la gravure du 19° s. ci-dessus (Illustration dans « La Bible en ses traditions »)
Les pharisiens observaient la Loi d’une manière très stricte voire renchérissaient sur les prescriptions. C’est le cas de ce pharisien de la parabole qui jeûnait deux fois par semaine (en principe lundi et jeudi) alors que la Loi prescrivait un seul jeûne le jour des Expiations (Yom Kippour). La dîme, en principe un dixième des revenus principalement agricoles, servait à soutenir le Temple ou les pauvres. Elle ne concernait pas tous les revenus mais les pharisiens, comme celui de la parabole, se faisaient une gloire de verser un dixième de tous leurs revenus.
Jésus dénonce cette dîme sur tout des pharisiens :
Malheureux êtes-vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous payez la dîme sur la menthe, le fenouil et le cumin, mais vous avez négligé ce qui est le plus important dans la Loi : la justice, la miséricorde et la fidélité. Voilà ce qu’il fallait pratiquer sans négliger le reste. (Mt 23, 24-25)
Sur l’attitude de Jésus par rapport au jeûne, voir mon article : https://www.bible-parole-et-paroles.com/2015/03/jeune-et-vin-nouveau.html
Le pharisien prie, « en lui-même » est-il traduit le plus souvent. En fait le texte grec indique « vers lui-même » (pros heauton) précisant ainsi l’autoréférentialité de sa prière où l’autre n’est présent que pour lui permettre d’exister par comparaison, lui, dans toute la pureté de sa religiosité :
« Mon Dieu, je te rends grâce parce que je ne suis pas comme les autres hommes – ils sont voleurs, injustes, adultères –, ou encore comme ce publicain. »
Dans sa pensée, le publicain résume à lui seul tous ces péchés dont il ne se juge pas coupable.
« Au lieu de s’évacuer pour recevoir la grâce de la visite, le moi occupe tout le champ de l’intériorité, et l’autre, inexistant pour lui-même, n’est là que pour le mettre en valeur. Je te rends grâces, parce que je ne suis pas … Dans cette dénégation, quelle affirmation d’un je-suis ! Un je-suis totalitaire qui annule la prière dès son principe et qui se substitue – comble du sacrilège – au grand JE-SUIS (Ex 3, 14) qui, s’étant révélé dans le Buisson, prolonge tout bas son épiphanie dans le Temple. Notre homme de Loi, contrevenant au plus grand commandement de la Loi (Ex 20, 3-4 : Tu n’auras pas d’autres dieux devant Moi), ne vient au Temple que pour s’y adorer lui-même et y prolonger plus à son aise la distraction où il est habituellement de Dieu. Il n’a d’autre religion que lui-même. » (Frère François Cassingéna-Trévedy, Sermons aux oiseaux, p. 153-154, Ed. Albin Michel, 2023).
Comme pour mieux se convaincre encore qu’il est juste, le pharisien énumère les deux principales surenchères qu’il effectue par rapport à la Loi :
« Je jeûne deux fois par semaine et je verse le dixième de tout ce que je gagne. » (Lc 18, 12)
Les publicains avaient en quelque sorte la sous-traitance de la collecte des impôts et taxes au profit de l’occupant romain. Ils étaient très impopulaires. Jésus se vit reprocher de manger avec eux :
Les pharisiens disaient à ses disciples : « Pourquoi votre maître mange-t-il avec les publicains et les pécheurs ? » (Mt 9, 11)
A la prière autoréférentielle du pharisien, Jésus oppose celle du publicain installé à l’écart, pétrie d’humilité :
Le publicain, lui, se tenait à distance et n’osait même pas lever les yeux vers le ciel ; mais il se frappait la poitrine, en disant : “Mon Dieu, montre-toi favorable au pécheur que je suis ! » (Lc 18, 13)
Le publicain n’ose lever ses yeux vers le ciel, il frappe à la porte de son cœur, il est tourné vers l’Autre dont il perçoit la présence bienveillante intérieurement, à la fois si lointaine et si proche. Sa prière est celle du Juste :
« c’est lui qui était devenu un homme juste, plutôt que l’autre » (Lc 18, 14)
Quand ils entendaient tout cela, les pharisiens, eux qui aimaient l’argent, tournaient Jésus en dérision.
Il leur dit alors : « Vous, vous êtes de ceux qui se font passer pour justes aux yeux des gens, mais Dieu connaît vos cœurs ; en effet, ce qui est prestigieux pour les gens est une chose abominable aux yeux de Dieu. (Lc 16, 14-15)
« Ce que vous faites pour devenir des justes, évitez de l’accomplir devant les hommes pour vous faire remarquer. Sinon, il n’y a pas de récompense pour vous auprès de votre Père qui est aux cieux. (Mt 6, 1)
C’est ainsi que vous, à l’extérieur, pour les gens, vous avez l’apparence d’hommes justes, mais à l’intérieur vous êtes pleins d’hypocrisie et de mal. (Mt 23, 28)
« Qui s’élève sera abaissé ; qui s’abaisse sera élevé. » (Lc 18, 14)
La parabole se termine par ce logion, (signifie oracle en grec) ; c’est une parole du Christ que les exégètes considèrent comme authentique, au mot près, car on la retrouve dans d’autres passages des évangiles mais dans des contextes différents :
« Qui s’élèvera sera abaissé, qui s’abaissera sera élevé. » (Mt 23, 12- Cf. « Le plus grand parmi vous sera votre serviteur »)
En effet, quiconque s’élève sera abaissé ; et qui s’abaisse sera élevé. » (Lc 14, 11 – Cf. choisir la dernière place lorsqu’on est invité)
« Et toi qui passes volontiers pour un chrétien « engagé », ne méprise pas ceux qui restent au fond de l’église et viennent prendre, beaucoup plus inquiets, beaucoup plus sérieux que tu ne penses, un petit air de messe. Ne sépare pas les bas-côtés de la nef, ni le narthex de l’abside : fais une seule église avec les autres ; fais de toi-même, du fond de toi-même, une seule église. Tiens-toi constamment au plus reculé de toi-même, dans l’enfer de toi-même, dans l’enfeu de toi-même, et la tendresse de Dieu viendra t’y chercher pour te rendre la vie. »
(Frère François Cassingéna-Trévedy, op. cit. p.155-156)
Je me permettrai d’ajouter, à lire bien des commentaires sur les réseaux sociaux : ne te délivre pas des brevets de bon chrétien qui applique l’Evangile face à d’autres qui, d’après toi, seraient en contradiction avec les vertus évangéliques. Nous avons tous en nous, il me semble, un peu du pharisien et du publicain. Nous faut-il tant que cela démolir l’autre, le rabaisser pour nous sentir exister ?
A la suite du passage que nous venons de commenter, se place opportunément la rencontre de Jésus avec de jeunes enfants (Lc 18, 15-17) :
Amen, je vous le dis : celui qui n’accueille pas le royaume de Dieu à la manière d’un enfant n’y entrera pas. » (Lc 18, 17)
Comme les tout-petits s’abandonnent à la bienveillance de leurs parents, il nous faudrait nous abandonner à la miséricorde infinie de Dieu, à condition, comme le publicain, de le laisser prendre place en nous en abandonnant le trop plein de nos « performances ».
Performances, richesses, il est bien dur d’y renoncer pour suivre Jésus, la lecture de l’évangile de Luc se poursuit avec l’épisode de l’homme riche (Lc 18, 18-25)
« Comme il est difficile à ceux qui possèdent des richesses de pénétrer dans le royaume de Dieu ! » (Lc 18, 24)
Comme le publicain, nous ne sommes véritablement riches que de nos pauvretés :
« Heureux les pauvres de cœur, car le royaume des Cieux est à eux. » (Mt 5, 3)
Compléments
Dans ce beau texte de Christian Bobin, nous retrouvons en écho quelques réflexions que nous avons pu faire à propos de la prière du pharisien et de celle du publicain.
« La prière, ce n’est pas parler à Dieu.
C’est se taire devant lui.
C’est se tenir là, un peu comme une chandelle,
sans rien faire d’autre que brûler doucement.
C’est attendre, sans même savoir ce qu’on attend.
On croit qu’on est venu demander quelque chose
– une paix, une lumière, une réponse –
et puis, au bout d’un moment, on comprend que ce n’est pas cela.
On comprend que l’essentiel, c’est juste d’être là, avec lui. […]
La prière n’a pas besoin de mots.
Elle a besoin de vérité.
Elle commence quand on cesse de faire semblant,
quand on s’autorise à être pauvre, fatigué, vide.
C’est peut-être cela, le plus difficile :
accepter d’être devant Dieu sans masque,
sans projet, sans volonté même.
Juste comme un enfant s’endort dans les bras de son père. »
Christian Bobin, extrait de La plus que vive (Ed. Gallimard)
Cet extrait du psaume 74 (v. 5-6.8) illustre bien aussi cette parabole :
5 Je dis aux arrogants : « Pas d’arrogance ! »
à ces impies : « Ne levez pas ainsi la tête ! »
6 Ne redressez pas si haut votre tête,
ne parlez pas avec cet air insolent !
8 Car le Seigneur va exercer le jugement ;
il abaissera l’un et relèvera l’autre.
Œuvre musicale :
Heinrich Schütz (1585-1672), Es gingen zweene Menschen, (Deux personnes sont montées), (1630) SWV 444 : https://www.youtube.com/watch?v=8gtFqILp8uY&list=RD8gtFqILp8uY&start_radio=1
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