Gustate et videte
Goûtez et voyez comme est bon le Seigneur
Heureux l’homme qui espère en lui
Gustate et videte quoniam suavis est Dominus
Beatus vir qui sperat in eo.
Invitatoire à la communion
Cette antienne de communion du 14ème dimanche du Temps ordinaire, tirée du psaume 33, est l’archétype du chant de communion et ceci depuis au moins le 4ème siècle :
Après cela vous entendrez le chantre qui vous invite sur une mélodie divine à la communion des saints mystères ; il dit : « Goûtez et voyez que le Seigneur est bon ». Ne confiez pas la sentence à votre gosier corporel, mais à la foi indubitable. Car en goûtant, ce n’est pas du pain et du vin que vous goûtez, mais le corps et le sang du Christ qu’ils signifient. » (Cyrille de Jérusalem, 313 - 386, Catéchèse mystagogique) **
En effet, A l’origine, le chant de communion appartenait à l’ordinaire de la messe, non au propre : on chantait à chaque fois le psaume 33, bien adapté à la situation (en raison de ce verset). (Ph. Bernard : Du chant romain au Chant grégorien, p. 452) ***
Photo d’entête : Eucharistie, réalisation de l'entourage du Maitre de Chaource (16° s.) (photo Wikimedia commons)
Le Psaume 33
Traduction liturgique : https://www.aelf.org/bible/Ps/33
Le psalmiste invite à louer avec lui la bonté du Seigneur, sauveur et refuge des pauvres et de tous ceux qui le craignent. Sa destination liturgique d’origine est claire :
02 Je bénirai le Seigneur en tout temps, sa louange sans cesse à mes lèvres.
03 Je me glorifierai dans le Seigneur : que les pauvres m'entendent et soient en fête !
04 Magnifiez avec moi le Seigneur, exaltons tous ensemble son nom.
09 Goûtez et voyez : le Seigneur est bon ! Heureux qui trouve en lui son refuge !
10 Saints du Seigneur, adorez-le : rien ne manque à ceux qui le craignent.
12 Venez, mes fils, écoutez-moi, que je vous enseigne la crainte du Seigneur.
Le terme goûtez (v. 9) fait allusion à la bouche, au gosier, et trouve d’autres échos dans le psaume :
sa louange sans cesse à mes lèvres (v.2)
Un pauvre crie (v. 7) / attentif à leurs cris (v. 16) / Le Seigneur entend ceux qui l'appellent (v. 18)
Garde ta langue du mal et tes lèvres des paroles perfides (v. 14)
L’idée que le Seigneur comble la faim se retrouve aussi :
Des riches ont tout perdu, ils ont faim ; qui cherche le Seigneur ne manquera d'aucun bien (v. 11)
Giusto du Gand (Joos Van Wassenhove) (1430-1480), L’institution de l’eucharistie (photo Wikimedia commons)
Texte de l’antienne
Gustate et videte quoniam suavis est Dominus
Beatus vir qui sperat in eo
C’est la version proposée par le psautier gallican qui a été retenue (in eum dans le psautier romain)
Le mot latin suavis évoque plutôt la douceur perçue par les sens (ici au palais) par rapport à l’original hébreu qui signifie plutôt bon. On peut imaginer un jeu de mot entre le grec chrêstos (traduction des Septantes) qui signifie bon et Christos - Christ qui évoque :
Chargez-vous de mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux – grec praüs, latin suavis - et humble de cœur, et vous trouverez soulagement pour vos âmes. (Mt 11, 29)
Il ne fait nul doute que la traduction latine suavis est déjà conditionnée par la lecture propre à l’eucharistie de ce verset 9 du psaume 33 et bien explicitée par Cyrille de Jérusalem (voir plus haut).
Nous avions déjà évoqué dans notre article « Un pays ruisselant de lait et de miel » la douceur de la Parole (http://www.bible-parole-et-paroles.com/2018/09/un-pays-ruisselant-de-lait-et-de-miel.html ) :
ses paroles sont douces plus que le miel, que le suc des rayons. (Ps 18, 10)
Ici c’est le « Verbe fait chair » qui a la même douceur.
Reportons-nous aussi à l’introït Cibavit de la Fête du Corps et du Sang du Christ (http://www.bible-parole-et-paroles.com/2018/10/cibavit-eos.html) :
Il les a nourris de la fleur du froment ; il les a rassasiés avec le miel du rocher (Cf. Ps 80, 17)
Rappelons aussi l’introït Quasimodo du 1er dimanche après Pâques qui s’adresse aux néophytes baptisés durant la veillée pascale (Cf. même article) en reprenant :
Comme des enfants nouveau-nés, soyez avides du lait non dénaturé de la Parole qui vous fera grandir pour arriver au salut, puisque vous avez goûté combien le Seigneur est bon. (1 P 2, 2-3)
Non sans les avoir admonestés auparavant comme le psalmiste :
Rejetez donc toute méchanceté, toute ruse, les hypocrisies, les jalousies et toutes les médisances (1 P 2, 1)
Garde ta langue du mal et tes lèvres des paroles perfides.
Évite le mal, fais ce qui est bien, poursuis la paix, recherche-la (Ps 33, 14-15)
Durant le Temps pascal les néophytes auront donc été invités à goûter le lait de la Parole (introït Quasimodo) ; ils auront aussi été nourris de la fleur du froment (eucharistie) et du miel qui est aussi celui de la Parole (introït Cibavit) accédant ainsi à la Terre promise (« ruisselant de lait et de miel » – cf. Ex 3, 8) de la chrétienté.
Ils verront (videte) le Seigneur, comme les Hébreux leur « Terre promise » (Heureux qui trouve en lui son refuge ! Ps 33, 9)
Dans son livre « L’invention chrétienne des cinq sens, dans la liturgie et l’art au Moyen Age » (Ed. Cerf, 2014), Eric Palazzo montre quels rôles peuvent jouer les sens dans la découverte de l’indicible.
Ainsi l’homme médiéval, héritier de la tradition biblique et de la philosophie antique a choisi d’entrer en dialogue avec Dieu à travers le corps … La louange mobilise, anime et exalte les cinq sens. Le rite convoque la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat, le toucher afin de révéler l’invisible. (4ème de couverture)
Nous avons montré ci-dessus les allusions au goût dans Ps 33.
On y retrouve aussi :
- la vue : Qui regarde vers lui resplendira (v. 6) - Le Seigneur regarde les justes (v. 16)
- l’ouïe : il me répond (v. 5). Un pauvre crie - le Seigneur entend (v. 7) - Venez, mes fils, écoutez-moi (v. 12) - Le Seigneur regarde les justes, il écoute (v. 16)
- le toucher (métaphoriquement) : Heureux qui trouve en lui son refuge (v. 9) - Le Seigneur affronte les méchants (v. 17) - Il est proche du coeur brisé (v. 19)
L’odorat n’est pas concerné ici.
Eric Palazzo se sert du concept de synesthésie pour définir la complémentarité des perceptions sensorielles permettant en quelque sorte une perception d’ordre spirituel.
« Pour Saint Augustin, l’ensemble de ce processus intérieur, permettant l’émergence du sens du cœur, se produit par l’interaction des sens entre eux afin de générer la synesthésie :
Il est une autre force, qui me permet non seulement de donner vie mais encore de donner sensibilité à ma chair, elle que m’a façonnée le Seigneur, ordonnant à l’œil non pas d’entendre, à l’oreille non pas de le voir, mais au premier de me faire voir, à la seconde de me faire entendre, et fixant sa fonction propre à chacun des autres sens d’après son siège et son office ; et ces diverses fonctions, par eux, je les accomplis en restant un, moi l’esprit. » (Eric Palazzo, op. cit. p. 67 avec la citation de Saint Augustin, ‘’Confessions’’, X, 8)
Dieu n’est pas loin de nous ni en dehors de nous, mais en nous : ‘’ Toi tu es en nous Seigneur ! ‘’ (Jér 14, 9) Et c’est pourquoi la connaissance expérimentale de la bonté divine est appelée gustation : ‘’Si toutefois vous avez goûté comme le Seigneur est doux’’ (1 P 2, 3).
‘’Elle a goûté et elle a vu que son commerce est bon’’ (Pr 31, 3*).
Et voyez : car ce qu’on voit dans les réalités corporelles est ensuite goûté ; mais ce qui est d’abord goûté dans les réalités spirituelles est ensuite vu ; car nul ne connaît s’il ne goûte, et c’est pourquoi il dit d’abord : ‘’goûtez’’ et ensuite ‘’voyez !’’ (Saint Thomas cité par Bulletin du Pesquié ***)
*Réf. fausse par rapport aux éditions actuelles
Réalité spirituelle si bien traduite poétiquement par Paul Claudel (1868-1955) :
6. Et tout à coup c’est la clairière qui s’ouvre et le bon Dieu que l’on reçoit en pleine figure.
7. Et cette pauvre voix derrière moi, qui crie, je la reconnais, oui, c’est bien la même voix, la mienne !
8. C’est un ange qui me conduisait, quelque chose de blanc à travers les branches.
9. Ah tais-toi, ferme les yeux, goûte ! c’est bon, tout ce soleil d’un seul coup que l’on m’a mis sur la langue pour que je l’avale !
(Paul Claudel, Psaumes, Ed. Gallimard, 2008, psaume 33 p. 103)
Cette gustation quotidienne du pain de vie doit nous faire grandir dans la connaissance réelle du Seigneur … C’est excessivement grand et simple. Point n’est besoin de ressentir des émois affectifs – le ton retenu serein, de l’antienne, nous enseigne la nature de ce contact d’une suave pureté, d’une douce luminosité, celle du mode de mi. ***
Einsiedeln, Stiftsbibliothek, Codex 121(1151), p. 320 – Graduale – Notkeri Sequentiae
Ce manuscrit de Einsiedeln (10ème siècle) montre les neumes dessinés au-dessus du texte latin. Le "E" inscrit en marge de la transcription solesmienne ci-dessous indique justement la provenance de l'appareil neumatique transcrit au-dessous de la notation établie par les moines. L'écriture neumatique peut être considérée comme la mise en espace sonore du texte de la Parole. Au-dessus du texte de l’antienne de communion Gustate et videte, le rappel de l’Introït Suscepimus qui ouvre la messe.
La mélodie
Le troisième mode repose originellement sur le mode archaïque de mi. Qualifié de mystique, Il traduit l’introduction à la connaissance puis à la contemplation des mystères.
L’introduction sol-la-do avec maintien sur la corde do marque une invitation convaincue. Dans la configuration primitive du mode elle devait être autrefois plus douce, mystérieuse, sol-la-si (corde si), avec l’expressivité du demi ton ; cela correspond d’ailleurs aux intonations psalmodiques du 3° mode « in tenore antiquo ». La présence de gustate et videte sur la même corde marque le lien profond entre goûter et voir.
La conjonction quoniam sert de pont entre la corde do et la note mi, degré de la cadence finale du mode ; c’est entre ce mi et ce la que vont se dérouler les mélismes délicats de suavis est Dominus, avec encore un demi-ton, entre mi et fa pour introduire et conclure la séquence de manière douce et mystérieuse. L’intériorité se fait de plus en plus profonde par une descente progressive des appuis :
la (suavis) – sol (est) – fa (Dominus).
La deuxième incise évolue de la même façon entre mi et la, avec ce même demi-ton caractéristique entre mi et fa pour l’introduire et la conclure. Les accords mineurs successifs ré-fa-la, descendant et montant en valeurs appuyées, sur qui sperat donnent une certaine vigueur à cette espérance.
Il faut aussi noter le dessin mélodique absolument identique entre est Dominus et in eo : cette gustation eucharistique aboutit à la contemplation béatifique du fidèle qui s’unit au Seigneur dans une sorte de toucher spirituel.
Un dernier aspect de la pensée de Saint Augustin sur les cinq sens mérite d’être mentionné. Dans l’usage qu’il fait du vocabulaire sensitif, il n’est pas rare de voir l’évêque d’Hippone employer un verbe « sensoriel » pour exprimer une idée spirituelle. Tel est par exemple le cas concernant le verbe tangere (toucher) qu’Augustin emploie pour désigner l’acte contemplatif consistant à « toucher » Dieu. On rencontre ici l’usage métaphorique des cinq sens corporels dont l’activation est au service de celle d’actes spirituels reflétant le parcours intérieur de l’homme vers Dieu. A cela vient s’ajouter le thème de l’interchangeabilité des cinq sens qui, agissant de façon interactive entre eux, amène à considérer que l’on peut « voir avec le cœur » comme avec les oreilles ou que l’on peut toucher avec la vue. (Eric Palazzo, op. cit. p. 72)
Le chant grégorien participe avec les rites liturgiques à cette synesthésie permettant une perception d’ordre spirituel. Il est profondément lié à l’expression liturgique s’enracinant dans la tradition ; l’en priver c’est mettre à mal la force d’une cohérence et risquer de tomber dans le simple ressenti d’une émotion contingente dépourvue d’harmoniques spirituelles.
Notes :
** François Cassingéna-Trévedy, Chante et marche - Les Introïts III, Ed. Ad Solem, 2014, p. 85 sqq)
*** Gustate et videte, Commentaire de l’antienne du 14° dimanche per annum, Chronique des Moniales de l’Abbaye Notre-Dame du Pesquié, n° 165, juin 2007, p. 12 sqq
Comme interprétation j’ai choisi
Voix soliste (avec défilement du texte musical) :
https://www.youtube.com/watch?v=-Gwr9_zVruo
Compléments
Psaume 33, avec le refrain connu composé par Joseph Gélineau, chanté en français par le Chœur des moines de l’abbaye de Tamié (traduction liturgique)
https://www.youtube.com/watch?v=HuvB83WYKt8
Antienne chantée en musique ancienne :
- Mikolaj Zielenski (Pologne, v. 1550-v. 1615) :
https://www.youtube.com/watch?v=l7v0xrJoGNw
- Giovanni Paoli Cima (1570-1622) :
https://www.youtube.com/watch?v=vRGmkFEvzLA
- Ambroise de Milan (IV°s), extrait « Des mystères » :
Aussi l'Église, à son tour, voyant une telle grâce, exhorte ses fils, exhorte ses proches à accourir ensemble aux sacrements, en disant : « Mangez, mes amis, buvez et enivrez-vous, mes frères. » Ce que nous avons à manger, ce que nous avons à boire, l'Esprit l'a exprimé ailleurs par les prophètes en disant : « Goûtez et voyez que le Seigneur est bon. Bienheureux l'homme qui espère en lui. » Le Christ est dans ce sacrement, parce que c'est le corps du Christ. Ce n'est donc pas une nourriture corporelle, mais spirituelle. Aussi l'apôtre a-t-il dit de son image : « Nos pères ont mangé une nourriture spirituelle, ils ont bu une boisson spirituelle. » Car le corps de Dieu est un corps spirituel, le corps du Christ est le corps de l'Esprit divin, parce que le Christ est Esprit, comme nous le lisons : « Le Christ Seigneur est Esprit en face de nous. » Et dans l'épître de Pierre nous trouvons : « Le Christ est mort pour nous. » Enfin, cette nourriture affermit notre coeur et cette boisson réjouit le coeur de l'homme, comme l'a rappelé le prophète.
(https://livres-mystiques.com/partieTEXTES/StAmbroise/mysteres.html)
- Gérard Grote (vers 1340-1384, Traité des quatre genres de sujets de méditation (cité par Eric Pallazo, op. cit. pp. 88-89) :
Le goût, la soif, la faim des choses sensibles peuvent, par analogie, attirer merveilleusement vers les réalités divines l’homme sensible à la soif, à la faim spirituelles. C’est pourquoi notre suprême remède, le sacrement du Corps et du Sang du Christ nous est transmis par une providentielle bienveillance sous les espèces sapides du pain et du vin. De même tous les sacrements sensibles comportent des signes spirituels, proportionnellement à la grâce invisible qu’ils opèrent. C’est pourquoi les mots et les signes des choses tangibles, des saveurs et des odeurs qui font plus forte impression (principalement par le goût et le toucher liés aux choses elles-mêmes) poussent plus fortement l’âme à s’unir et à adhérer aux réalités spirituelles. Il me semble donc que l’origine de toute saveur spirituelle vient de la saveur corporelle d’où elle s’élève quand les saveurs corporelle et spirituelle se confondent dans une heureuse proportion. Ce qui se réalise principalement dans le sacrement de l’autel. Ainsi le goût, comme dit Bernard dans son livre De l’amour de Dieu, « dirige, rectifie, juge et purifie tous les autres sens intérieurs ». Ainsi, de la même manière, les qualités qui ressortissent au toucher apprennent à s’élever au sommet de tout amour et de toute paix. Le toucher spirituel se trouve dans l’amour de Dieu et du prochain lorsque, ayant atteint et possédé celui qu’il désire et qu’il aime, « en lui je repose dans la paix » (Ps 4, 9). Le fait que l’amour du prochain se rapproche habituellement du toucher a une double cause : d’une part parce que la chaleur est le principe positif originel du toucher et le froid en est le principe négatif secondaire ; deuxièmement parce que, nous autres, nous nous touchons mutuellement pour exprimer et communiquer l’amour par un attachement et une union plus proches que ceux que connaissent habituellement les hommes.