Ad te levavi
mon Dieu, en toi je me confie : je ne rougirai pas !
Qu’ils ne se gaussent pas de moi, mes ennemis !
Car tous ceux qui t’attendent ne seront point déçus.
V/ Seigneur, montre-moi tes voies,
enseigne-moi tes sentiers !
(Trad. François Cassingéna-Trévedy)
Deus meus in te confido, non erubescam
Neque irrideant me inimici mei
Etenim universi qui te exspectant, non confundentur.
V/ Vias tuas, Domine, demonstra mihi
Et semitas tuas edoce me.
(Ps 24, 1-4)
Vers Toi : toute la dynamique de l’Avent
Après l’évocation de la fin du monde et du retour du christ (parousie) en vue du jugement dernier qui illustre les derniers dimanches de l’année liturgique, c’est une autre tension eschatologique vers la célébration de sa naissance qui va animer ce temps de l’Avent.
Ad te, vers toi : il convient de se tourner vers Dieu (Ps 24, 1), de se confier à lui (Ps 24, 2) car tous ceux qui l’attendent ne seront point déçus (Ps 24, 3).
Le mot Avent vient de Adventus qui signifie venue, arrivée, avènement.
La fête de Noël ne fut instituée pour l’Eglise universelle qu’à partir du 4ème siècle. Pour contrer les licencieuses Saturnales célébrées par les romains au mois de décembre, le pape Grégoire 1er le Grand institua à la fin du 6ème siècle une période de quatre semaines pour se préparer à Noël.
Les Eglises d’Orient fêtaient la naissance du Christ le 6 janvier (Epiphanie) et avaient une période de préparation beaucoup plus longue à caractère pénitentiel qui constituait un carême débutant le 15 novembre.
La Gaule qui avait à l’époque des liens étroits avec les églises d’Orient faisait débuter l’Avent le 11 novembre, jour de la fête de Saint Martin. On jeûnait trois jours par semaine et on faisait abstinence tous les jours sauf le dimanche. La liturgie romaine s’imposa à l’époque carolingienne : Avent de quatre semaines sans prescription de jeûne et abstinence avec toutefois une connotation pénitentielle héritée de liturgie gauloise. Ainsi, encore aujourd’hui, comme pendant le Carême, les ornements sont violets et on ne chante pas le Gloria mais l’Alleluia est maintenu. Le troisième dimanche a hérité de l’esprit de l’antique liturgie romaine, moins ascétique et plus christologique, puisqu’il y est prévu l’usage d’ornements de couleur rose (violet atténué) et que transparaît une certaine joie dans les chants (introït Gaudete) et les lectures qui annoncent la très grande proximité de la Nativité.
Ad Te : c’est d’ailleurs par la lettre A qu’elle débute opportunément sur les livres de chant … grand A qui n’est pas sans quelque solennité et qui appelle tout bas l’enluminure. Enluminure matérielle sans doute, mais surtout intérieure, dans le dessein d’élucider sans cesse : se tenir au pied de la lettre est une forme d’oraison. « Je suis l’Alpha et l’Oméga, dit le Seigneur Dieu, ‘’ Il est, Il était et Il vient ‘’, le Maître de tout » (Ap 1, 8). Le Christ, dans le déploiement de son mystère, est le Pantocrator du temps. Et qu’est-ce que ce chant-là, tout ce répertoire-là, livré à nos voix aujourd’hui pour qu’elles le parcourent à nouveau d’un bout à l’autre, sinon une incomparable enluminure du temps orienté vers sa Fin ? (François Cassingéna-Trévedy, p. 98)
Photo d’en-tête : le A enluminé du manuscrit de Saint-Gall (11° s.)
Référence à l’alphabet hébraïque en l’occurrence pour ce psaume 24 (hb 25) dont tous les versets débutent par une lettre en respectant l’ordre alphabétique ; les quatre premiers ont été utilisés pour composer notre introït.
Le psaume 24 (hb 25)
Lien vers la traduction liturgique du psaume que nous utilisons ici en apportant quelques précisions ou modifications : https://www.aelf.org/bible/Ps/24
01 Vers toi, Seigneur, j'élève mon âme,
On aurait bien tort de donner au mot âme le sens qu’il a conservé de l’influence de la philosophie grecque. La notion hébraïque recouvre une pluralité de sens autour de ce qui fait l’être humain en vie : le souffle, l’être, ses désirs, ses appétits. On devrait donc plutôt traduire : Vers toi, j’élève tout mon être.
De même pour :
13 Son âme (être) habitera le bonheur, ses descendants posséderont la terre.
20 Garde mon âme (être), délivre-moi ; je m'abrite en toi : épargne-moi la honte.
On retrouve cette thématique de l’âme, être vivant, élevée vers Dieu dans d’autres psaumes :
Seigneur, réjouis ton serviteur : vers toi, j'élève mon âme ! (Ps 85, 4)
Mon âme a soif de Dieu, le Dieu vivant ; quand pourrai-je m'avancer, paraître face à Dieu ? (Ps 41, 3)
Comme un cerf altéré cherche l'eau vive, ainsi mon âme te cherche toi, mon Dieu.
Dieu, tu es mon Dieu, je te cherche dès l'aube : mon âme a soif de toi ; après toi languit ma chair, terre aride, altérée, sans eau. (Ps 62, 2)
Fais que j'entende au matin ton amour, car je compte sur toi. Montre-moi le chemin que je dois prendre : vers toi, j'élève mon âme ! (Ps 142, 8)
Cette tension de l’être vers Dieu est d’abord celle d’une espérance :
03 Pour qui espère en toi, pas de honte, mais honte et déception pour qui trahit.
05 ... C'est toi que j'espère tout le jour en raison de ta bonté, Seigneur.
L’espérance que Dieu va se tourner vers lui et lui apprendre les voies du Seigneur [qui] sont amour et vérité (v. 10).
En effet, cette élévation de l’être est un véritable chemin de perfection que le psalmiste demande à Dieu de lui faire connaître et de lui apprendre :
04 Seigneur, enseigne-moi tes voies, fais-moi connaître ta route.
Chemin qu’il montre à tout homme qui a l’humilité de se reconnaître pécheur :
07 Oublie les révoltes, les péchés de ma jeunesse …
08 Il est droit, il est bon, le Seigneur, lui qui montre aux pécheurs le chemin.
09 Sa justice dirige les humbles, il enseigne aux humbles son chemin.
Cette humilité devant Dieu, la confiance en lui sont les conditions pour éviter de perdre la face devant les ennemis, l’humiliation suprême pour un Oriental. Le péché est un dévoiement qui crée un désordre public où l’ennemi semble triompher. Ce thème est très présent dans ce psaume :
02 … épargne-moi la honte ; ne laisse pas triompher mon ennemi.
03 Pour qui espère en toi, pas de honte, mais honte et déception pour qui trahit.
16 Regarde, et prends pitié de moi, de moi qui suis seul et humilié
18 Vois mon humiliation et ma peine, enlève tous mes péchés.
20 Garde mon âme, délivre-moi ; je m'abrite en toi : épargne-moi la honte.
Le rapport étroit (le secret et l’alliance, v. 14) entre l’être et son Dieu passe par le regard :
15 J'ai les yeux tournés vers le Seigneur : il tirera mes pieds du filet.
16 Regarde, et prends pitié de moi, de moi qui suis seul et humilié.
18 Vois mon humiliation et ma peine, enlève tous mes péchés.
19 Vois mes ennemis si nombreux, la haine violente qu'ils me portent
Cette supplique du psalmiste de le libérer de ses angoisses s’étend à la fin à tout Israël :
17 L'angoisse grandit dans mon coeur : tire-moi de ma détresse.
22 Libère Israël, ô mon Dieu, de toutes ses angoisses !
Ce psaume a été composé dans un contexte exilique. « Le retour de l’exil est décrit comme une libération, un rachat analogue à celui de l’exode hors d’Egypte » (Vesco, p. 266) :
Là, il y aura une chaussée, une voie qu’on appellera « la Voie sacrée ». L’homme impur n’y passera pas – il suit sa propre voie – et les insensés ne viendront pas s’y égarer.
Là, il n’y aura pas de lion, aucune bête féroce ne surgira, il ne s’en trouvera pas ; mais les rachetés y marcheront.
Ceux qu’a libérés le Seigneur reviennent, ils entrent dans Sion avec des cris de fête, couronnés de l’éternelle joie. Allégresse et joie les rejoindront, douleur et plainte s’enfuient. (Is 35, 8-10)
Le destin individuel se fond dans le destin collectif. Déjà le verset 3 envisageait ce passage à l’universel :
Aussi, tous ceux qui t’espèrent n’auront-ils pas honte,
Auront honte ceux qui trahissent pour rien.
(Trad. Jean-Luc Vesco)
Ce peuple en marche, angoissé par ses détresses, préfigure bien sûr l’Eglise en marche vers la terre promise où son Dieu s’est incarné.
Le texte de l’introït
Le texte de l’introït est emprunté au psautier romain :
1 Ad te Domine levavi animam meam
2 Deus meus in te confido non erubescam
3 neque inrideant me inimici mei
etenim universi qui te expectant Domine non confundentur
4 confundantur iniqui facientes vana
vias tuas Domine demonstra mihi
et semitas tuas edoce me
demonstra mihi (au lieu de notas fac mihi de sens voisin) est emprunté au psautier gallican tandis que l’apostrophe Domine est supprimée par souci de concision (présence de Deus meus au v. 2) ainsi que le début du v. 4 (mais honte et déception pour qui trahit)
1 Vers toi j’élève mon âme ;
2 mon Dieu, en toi je me confie : je ne rougirai pas !
3 Qu’ils ne se gaussent pas de moi, mes ennemis !
Car tous ceux qui t’attendent ne seront point déçus.
4 V/ Seigneur, montre-moi tes voies,
enseigne-moi tes sentiers !
(Trad. François Cassingéna-Trévedy)
- L’âme (l’être) en tension vers Dieu (v. 1)
- La crainte de la honte : le psalmiste qui se confie à Dieu (v. 2) n’aura pas à rougir (v. 2) devant ses ennemis qui se gaussent de lui (v. 3)
- Le passage du destin individuel au collectif (v. 3) qui sera affirmé encore plus clairement à la fin du psaume (v. 22)
- Les chemins que le psalmiste demande à Dieu de lui faire connaître (v. 4), chemins de perfection – vias désigne des routes qui peuvent être importantes, semitas désigne des sentiers –
Saint- Gall, Stiftsbibliothek, Codex 376, p. 83 (Graduale). Ce manuscrit provenant de l’abbaye de Saint-Gall (milieu du 11ème siècle) montre les neumes dessinés au-dessus du texte latin. La mention « SG 376-p.83 » inscrite en marge de la transcription solesmienne ci-dessous indique justement la provenance de l'appareil neumatique transcrit au-dessous de la notation établie par les moines. L'écriture neumatique peut être considérée comme la mise en espace sonore du texte de la Parole.
L’introït est suivi du graduel (indiqué en marge par RG - répons graduel - en rouge) : Universi …
La mélodie grégorienne
Pour marquer l’élan de l’âme vers Dieu, la mélodie va rebondir en plusieurs détentes comme sur des ressorts : le premier rebond, lancé à partir du sol, note finale importante du 8° mode, se fait très légèrement (clivis liquescente) à partir du ré inférieur, pour aboutir en un rebond secondaire sur le sol vers le la qui marque l’accent et l’apex (degré le plus élevé) de levavi.La quarte sol-do sur animam conduit la mélodie au do supérieur, percuté deux fois, importante corde de récitation du mode. Meam se pose délicatement en une courte broderie sur un fa appuyé d’où la mélodie s’élance à nouveau vers le do en donnant à entendre la triade fa-la-do, caractéristique du 8° mode. Comme la mélodie l’âme atteint son sommet, Dieu. Meus (« mon Dieu ») marque cette fusion au sommet soulignée par quatre do percussifs et un ré, atteint par un pes quassus (montée avec élan appuyé) qui marque, avec la force d’un cri, le réel sommet de la pièce, les autres ré supérieurs rencontrés ensuite seront seulement ornementaux.
Après cette tension, le changement de climat se fait radical par une descente brusque à la sixte inférieure (ré supérieur-fa) qui introduit une confiance intime comme allant de soi. In te confido fait de nouveau entendre avec fluidité la triade fa-la-do et la mélodie redescend tranquillement sur un la qui appelle une suite.
Celle-ci s’enchaîne sans tarder en une protestation vigoureuse faite de deux négations non et neque initiées directement sur la corde de récitation do par des tristrophas (3 notes appuyées répétées à la suite) : non, je ne rougirai pas … non, les ennemis ne se moqueront pas de moi. Erubescam s’accorde quelques broderies autour du sol, note finale du mode qui pourrait laisser envisager la fin sans l’arrivée tout aussi tonitruante de la seconde négation suivie de irrideant lui aussi très appuyé par une tristropha. Détente sur un sol qui donne l’assise à inimici qui monte en valeurs longues comme une plainte vers le do pour redescendre (triade inversée do-la-fa) pesamment (mei).
La suite peut se considérer comme une récitation sur le sol caractéristique du mode traduisant une tranquille assurance : Car tous ceux qui t’attendent ne seront point déçus. Les trois mots principaux sont toutefois soulignés par quelques broderies : universi (sur la syllabe accentuée), exspectant, qui marque un nouvel élan, très calme, vers le sommet, confundentur, qui marque une sérénité retrouvée par la confiance, chantée, presque murmurée, sur les deux seules notes la et sol (fa ornemental). Notons la négation non très discrète sur un neume liquescent en opposition avec les deux négations fortement appuyées évoquées plus haut.
« A la protestation de la phrase précédente, qui sollicitait naturellement la dominante modale, succède une tranquille certitude : la fermeté de ceux qui attendent, participée de celle de l’Attendu lui-même. » (F. Cassingéna-Trévedy, p. 113).
Comme interprétation j’ai choisi
- Par les moines de l’abbaye de Ligugé : https://www.youtube.com/watch?v=5vXgnUqfbeI
- Par un soliste avec le défilement du manuscrit de Saint-Gall : https://www.youtube.com/watch?v=2U3Qsv3jThk
- Par un chœur avec le défilement de la mélodie : https://www.youtube.com/watch?v=U0Elm96fbsk
Bibliographie
- François Cassingéna-Trévedy, « Chante et marche, les Introïts I », Ed. Ad Solem, 2012. Le lecteur désireux d’approfondir se reportera bien sûr à ce livre très complet.
- Jean-Luc Vesco, « Le psautier de David traduit et commenté », 2 tomes, Ed. Cerf, Coll . Lectio Divina, 2011.
- Marc Meyraud, « Les grands thèmes de la musique liturgique pour orgue », Vol. 1 - Le temps de l’Avent – Ed. Le Solitaire, 2007 (Histoire du temps de l’Avent)
Compléments
- Le psaume 24 est repris dans deux autres pièces de la messe du 1er dimanche de l’Avent :
= Le graduel avec les versets 3 et 4 (avec la version notas fac mihi)
https://www.youtube.com/watch?v=5dmSTK9KI-g
= L’offertoire avec les versets 1-3 : https://www.youtube.com/watch?v=zm6SqGVa330
- Le cheminement vers la terre promise symbolisant le chemin de l’Avent vers un monde meilleur est le thème d’un beau chant de David Julien pour l’Avent, maintenant assez ancien : « Vers toi terre promise » (David Julien n’a pas été toujours aussi inspiré !)
https://www.youtube.com/watch?v=fV5zgX4rDPE
- Ad te levavi en musique polyphonique
= G. P. da Palestrina : https://www.youtube.com/watch?v=yWl7jePPuH0
= Orlande de Lassus par l’ensemble vocal « The king’s Singers : https://www.youtube.com/watch?v=rK-QBXaLElc
Photo ci-dessous : Porrentruy, Bibliothèque cantonale jurassienne, Ms 18, graduel p. 11
« Le graduel de l’abbaye de Bellelay est l’un des premiers manuscrits prémontrés. Il a été rédigé vers 1140-1150 dans un scriptorium du nord de la France, là où l’ordre prémontré a connu sa première expansion. Le manuscrit est ensuite parvenu à Bellelay (Jura suisse) où il est demeuré jusqu’au XVIII° siècle.
Le manuscrit est noté en notation messine, sur quatre lignes guidoniennes avec indication des clés au début des systèmes. A la diastématie ** déjà présente dans ce type de notation, il offre davantage de précision en combinant la souplesse de l’écriture neumatique et la rigueur d’un système théorique permettant de rendre compte exactement des hauteurs, en principe ».
** Diastématie : représentation des intervalles sur une hauteur fictive ou figurée par une ou plusieurs lignes. Les neumes diastématiques cherchent alors à rendre compte de la hauteur des sons.
(Olivier Cullin, « L’image musique », Fayard 2006, p. 95)