Omnes gentes
L'introït du 13ème dimanche du temps ordinaire et le psaume 46.
Bonnes gens, battez des mains !
Faites beau tapage pour Dieu avec des cris de joie !
V/ Car le Seigneur, le Très-Haut, est redoutable,
Grand Roi sur toute la terre.
(Trad. Frère François Cassingéna-Trévedy)
Omnes gentes plaudite manibus
Iubilate Deo in voce exsultationis.
V/ Quoniam Dominus excelsus, terribilis :
Rex magnus super omnem terram
(Ps 46, 2-3)
Dieu monte acclamé par tous les peuples
« Ah ça ! voilà des gens – gentes – heureux d’aller à l’église le dimanche ! Au moins quelqu’un qui est heureux d’y aller et qui y invite les autres ! … Voilà un introït à la main, à pleines mains : des mains nues et naïves qui s’improvisent toutes seules instruments de musique : plaudite manibus ! Une manifestation, c’est-à-dire, bien entendu une fête des mains. Une entrée du peuple avec applaudissements. Une entrée des Nations païennes – des Gentils – dans l’Eglise qui leur est ouverte. Ecce convertimur ad gentes, déclarent solennellement Paul et Barnabé : « Nous nous tournons vers les païens … Tout joyeux à ces mots, les païens se mirent à glorifier la parole du Seigneur, et tous ceux-là embrassèrent la foi, qui étaient destinés à la vie éternelle » (Ac 13, 46-48). Pour parler plus couramment encore, une entrée des « gens », des petites gens, des bonnes gens à l’église pour la messe dominicale, une entrée de tout le monde. Une entrée de ces demi-païens ou « demi-chrétiens » que nous sommes tous et que nous restons toujours, encore qu’appelés à la « vie angélique » et chantant, de fait, chaque dimanche, à parité avec les anges : Sanctus, sanctus, sanctus ! … »
(Frère François Cassingéna-Trévedy, op. citat., p. 71-72)
Photo d'en-tête : Pardon (troménie) de Locronan (Finistère) (Photo Wikimedia commons)
Le psaume 46 (hb 47)
02 Tous les peuples, battez des mains, acclamez Dieu par vos cris de joie !
03 Car le Seigneur est le Très-Haut, le redoutable, le grand roi sur toute la terre,
04 celui qui nous soumet des nations, qui tient des peuples sous nos pieds ;
05 il choisit pour nous l'héritage, fierté de Jacob, son bien-aimé.
06 Dieu s'élève parmi les ovations, le Seigneur, aux éclats du shophar.
07 Chantez pour notre Dieu, chantez, chantez pour notre roi, chantez !
08 Car Dieu est le roi de la terre : que vos musiques le révèlent !
09 Il règne, Dieu, sur les peuples, Dieu est assis sur son trône sacré.
(Traduction liturgique légèrement remaniée aux v. 6, 7, 8 – les mots sont soulignés)
Le psaume 46 accompagnait certainement une procession vers le temple préfigurant le trône céleste de Dieu, acclamé comme roi de toutes les nations « invitées » à rejoindre son peuple héritier de la terre promise.
Cette procession particulièrement joyeuse joint les chants d’acclamation aux battements des mains et au son du shophar (plutôt que « cor » choisi par la Bible liturgique), instrument à vent fabriqué avec une corne de bélier qui accompagne traditionnellement les rites liturgiques des grandes fêtes juives :
02 Tous les peuples, battez des mains, acclamez Dieu par vos cris de joie !
06 Dieu s'élève parmi les ovations, le Seigneur, aux éclats du shophar.
07 Chantez pour notre Dieu, chantez, chantez pour notre roi, chantez !
La traduction liturgique emploie le terme « sonnez » en continuité avec le son du cor (shophar). Il semble que c’est l’ensemble des voix avec le shophar qui « chante » le Dieu Roi (cf. traduction de Chouraqui), J.-L. Vesco (op. cit.) emploie le terme « psalmodiez ».
Ce psaume appartient à un genre particulier de psaume appelé maskil en hébreu, c’est à dire un psaume didactique, initiatique :
Vesco traduit ainsi le v. 8b : « Psalmodiez un poème instructif ». Chouraqui : « Chantez le perspicace ». La bible liturgique : « que vos musiques l'annoncent ! ». La bible de Jérusalem : « sonnez pour Dieu de tout votre art ! »
J’ai interprété : « que vos musiques le révèlent ! »
Cette procession montait vers le temple et accompagnait en quelque sorte la montée du Seigneur, le Très-Haut (v. 3) vers les hauteurs de son temple, symbole de son trône céleste.
06 Dieu s'élève parmi les ovations …
09 Il règne, Dieu, sur les peuples, Dieu est assis sur son trône sacré.
10 … Les princes de la terre sont à Dieu qui s'élève au-dessus de tous.
Ce psaume qui célèbre l’élévation du Seigneur, lu dans sa dimension christologique, l’a fait choisir comme matériau de pièces grégoriennes propres à la fête de l’Ascension :
Alleluia et offertoire Ascendit Deus (Ps. 46, 6) pour le jour même, tandis que notre introït et l’Alleluia Omnes gentes étaient programmés aux origines pour la vigile de cette fête avant d’appartenir au 7ème dimanche après la Pentecôte puis à l’actuel 13ème dimanche du Temps ordinaire.
Cette « invitation » à rejoindre l’héritage du peuple héritier de la Promesse pour battre des mains et ovationner le Seigneur passe d’abord par une soumission :
04 celui qui nous soumet des nations, qui tient des peuples sous nos pieds ;
Si Israël se reconnaît un rôle de suzeraineté, c’est parce qu’il lie sa condition à celle de son Seigneur, le grand roi sur toute la terre (v. 3). Le centre religieux où affluent les nations reste Jérusalem, la « fierté de Jacob » (Vesco, op. cit. p. 436).
C’est en vertu de la promesse faite à Abraham que toutes les nations sont appelées à monter rassemblées derrière leurs chefs, avec le Seigneur auquel ils appartiennent désormais, vers son temple ici-bas et dans le ciel :
10 Les chefs des peuples se sont rassemblés : c'est le peuple du Dieu d'Abraham. Les princes de la terre sont à Dieu qui s'élève au-dessus de tous.
Je ferai de toi une grande nation, je te bénirai, je rendrai grand ton nom, et tu deviendras une bénédiction.
Je bénirai ceux qui te béniront ; celui qui te maudira, je le réprouverai. En toi seront bénies toutes les familles de la terre. » (Gn 12, 2-3)
Tous les rois se prosterneront devant lui, tous les pays le serviront. (Ps 71, 11)
Que son nom dure toujours ; sous le soleil, que subsiste son nom ! En lui, que soient bénies toutes les familles de la terre ; que tous les pays le disent bienheureux ! (Ps 71, 17)
Ce psaume est éminemment messianique. Le Christ est appelé à mener jusqu’au bout la promesse faite à Abraham de rassembler les nations :
Car je vous le déclare : le Christ s’est fait le serviteur des Juifs, en raison de la fidélité de Dieu, pour réaliser les promesses faites à nos pères ; quant aux nations, c'est en raison de sa miséricorde qu'elles rendent gloire à Dieu, comme le dit l’Écriture : C’est pourquoi je proclamerai ta louange parmi les nations, je chanterai ton nom. Il est dit encore : Réjouissez-vous, nations, avec son peuple ! Et encore : Louez le Seigneur, toutes les nations ; que tous les peuples chantent sa louange. (Rm 15, 8-11)
Jules Breton (1827-1906), "Plantation d'un calvaire" (1858, Palais des Beaux-Arts de Lille) (Photo Wikimedia commons)
Le texte de l’introït
Le texte latin de l’introït est emprunté au psautier gallican.
2 Omnes gentes, plaudite manibus;
jubilate Deo in voce exsultationis:
3 quoniam Dominus excelsus, terribilis,
rex magnus super omnem terram.
Bonnes gens, battez des mains !
Faites beau tapage pour Dieu avec des cris de joie !
V/ Car le Seigneur, le Très-Haut, est redoutable,
Grand Roi sur toute la terre.
Ce texte, un des plus courts pour un introït, reprend les versets 2 et 3 du Ps. 46 et représente une bonne synthèse des thématiques principales du psaume :
Tous les peuples sont exhortés à louer Dieu dans la joie en battant des mains et en chantant. Le Seigneur, le Très-Haut, règne sur toute la terre.
Cette joyeuse procession vers le temple de Jérusalem dont témoigne le psaume 46 est celle même qui conduit les fidèles, au chant de l’introït, à l’intérieur du sanctuaire qui préfigure la Jérusalem céleste.
Einsiedeln, Stiftsbibliothek, Codex 121(1151), p. 319 – Graduale – Notkeri Sequentiae
Ce manuscrit de Einsiedeln (10ème siècle) montre les neumes dessinés au-dessus du texte latin. Le "E 319" (Einsiedeln p. 319) inscrit en marge de la transcription solesmienne ci-dessous indique justement la provenance de l'appareil neumatique transcrit au-dessous de la notation établie par les moines. L'écriture neumatique peut être considérée comme la mise en espace sonore du texte de la Parole.
La mélodie grégorienne
La mélodie de cet introït très court s’enroule autour du fa, degré fort et finale du 6ème mode, avec de courts mélismes sauf celui sur le O initial de omnes qui forme comme une enveloppe (du fa au ré grave ornementé du do, puis du ré au fa, puis au la et retour au fa) : « la voyelle O représente ici la ronde parfaite de l’humanité en forme d’assemblée liturgique. » (Frère François, p. 79).
Plaudite (« battez des mains ») fait entendre cette même sorte de rythmique sur le fa (en particulier la double pulsation unissonique initiale).
Iubilate se déploie tranquillement entre fa, degré fort, et la, teneur psalmodique, puis s’élève joyeusement avec une fioriture jusqu’au do, apex (sommet) de la pièce.
Mélisme plus important aussi entre fa et la sur Deo pour mettre en valeur Dieu auquel la louange s’adresse.
La voix suit le rythme des battements de mains : 5 fa sur in voce. Exsultationis répète aussi 6 fois le fa ; affecté d’une légère ornementation entre fa et la, il se déploie du do grave au la comme omnes au début formant ainsi inclusion.
Tout cet introït respire la bonne humeur, la joie simple et spontanée d’un dimanche matin estival …
Jules Breton (1827-1906), "Jeunes filles se rendant à la procession" (1890) (Photo Wikimedia commons)
Comme interprétation j’ai choisi
- Par un soliste avec le défilement du texte latin surmonté de l’appareil neumatique sur le manuscrit de Einsiedeln :
https://www.youtube.com/watch?v=aoGrPrnopQs
- Par un chœur :
https://www.youtube.com/watch?v=7FHN85ozpSA
Le chant grégorien ou l’art de battre des mains et faire beau tapage en toute discrétion, mais avec l’exactitude du cœur !
Bibliographie
- François Cassingéna-Trévedy, chef de chœur de l’abbaye de Ligugé, « Chante et marche, les Introïts III », Ed. Ad Solem), 2014 (p. 71-82). Le lecteur désireux d’approfondir se reportera bien sûr à ce livre très complet.
- Jean-Luc Vesco, « Le psautier de David traduit et commenté », 2 tomes, Ed. Cerf, Coll. Lectio Divina, 2011 (Tome 1, p. 428-436)