Pardon et Réparation
La CIASE (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église) dans son rapport (« Les violences sexuelles dans l’Église catholique - France 1950-2020 ») remis à l’épiscopat français en octobre 2021 a établi que la notion de réparation devait être retenue dans le cadre d’une justice restauratrice et que les victimes devraient alors être susceptibles de recevoir une indemnisation.
Aussi curieux que cela puisse paraître cette notion de réparation ne se retrouve pas, du moins telle qu’elle est définie dans notre contexte, tant dans le Premier que le Second Testament. Le Code de Droit canonique (1983) n’y fait d’ailleurs pas plus allusion.
Je propose ici quelques éléments d’analyse sur ce sujet qui mériterait bien sûr des développements plus conséquents.
Photo d’entête : Tympan du portail du Jugement dernier de la cathédrale d’Amiens (XIII° s.). Au niveau inférieur du tympan, les ressuscités sortent de leurs tombeaux au son de la trompette. L'archange saint Michel et sa balance sont présents au milieu d'eux pour peser les âmes. Au bas de la scène, un démon essaie de tricher en faisant pencher l'un des plateaux de son côté.
Au registre intermédiaire, les damnés sont séparés des élus et, entièrement nus, poussés par des démons, se dirigent vers la gueule d'un monstre, le Léviathan.
Au registre supérieur, le Christ sur son trône, les mains levées, le torse dénudé afin de montrer ses blessures, est entouré de la Vierge et de saint Jean qui agenouillés intercèdent en faveur du salut des âmes, ainsi que d'anges qui portent les instruments de la Passion.
La réparation dans le Premier Testament
La logique est celle de « loi du Talion », légalisation en quelque sorte de la vengeance :
œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied,
brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure. (Ex 21, 24-25)
Toutefois, dans certains cas où l’agression n’est pas suivie de la mort de la victime, une indemnisation est prévue pour compenser l’arrêt de travail :
« Quand des hommes se querellent et que l’un d’eux frappe son prochain avec une pierre ou avec le poing, sans le tuer mais en l’obligeant à garder le lit, si la victime peut se lever et se promener au dehors avec sa canne, l’agresseur sera acquitté. Il devra seulement l’indemniser pour son arrêt de travail, jusqu’à complète guérison. (Ex 21, 18-19)
De même, si une femme enceinte perd son enfant à cause d’une rixe, une indemnité fixée par le mari avec l’accord du juge doit être versée. Si la femme décède la loi du talion s’applique à la lettre :
Si des hommes, en se battant, heurtent une femme enceinte et que celle-ci accouche prématurément sans qu’un autre malheur n’arrive, le coupable paiera l’indemnité imposée par le mari, avec l’accord des juges.
Mais s’il arrive malheur, tu paieras vie pour vie. (Ex 21, 22-23)
Ainsi la lecture de Ex 21 et 22 nous fait voir que la loi du talion n’est pas toujours appliquée à la lettre. Les réparations ou indemnités sont plutôt envisagées comme compensation d’un manque à gagner ou d’une perte : arrêt de travail pour l’un, et sans doute aussi pour la femme !
Ce chapitre a visiblement été remanié comme le suggère le passage suivant où un propriétaire négligent normalement condamné à mort par la loi du talion peut se voir imposer une rançon pour racheter sa vie :
Par contre, quand le bœuf a déjà, plus d’une fois, donné des coups de corne et que son propriétaire, averti, l’a laissé sans surveillance, si l’animal a causé la mort d’un homme ou d’une femme, il sera lapidé, et le propriétaire lui-même sera mis à mort.
Et si on lui impose une rançon, il donnera, pour racheter sa vie, tout ce qu’on lui imposera. (Ex 21, 29-30)
De même en cas d’impossibilité de restituer un objet volé une compensation conséquente est imposée :
Si un homme vole un bœuf ou un mouton, et qu’il abatte ou vende la bête, il fournira en compensation cinq têtes de gros bétail pour un bœuf ou quatre têtes de petit bétail pour un mouton. (Ex 21, 37)
Si tuer ou blesser un être humain exige une réparation matérielle ou l’application stricte de la loi du talion, d’autres manquements, même involontaires, feront l’objet d’un sacrifice de réparation au Seigneur :
Si un homme commet une faute, faisant, sans le savoir, l’une des choses défendues par les commandements du Seigneur, et qu’il devienne ainsi coupable, il portera le poids de son péché.
Il amènera au prêtre un bélier sans défaut de son troupeau, selon la valeur fixée pour le sacrifice de réparation. Le prêtre accomplira pour lui le rite d’expiation pour la faute commise par inadvertance, et il lui sera pardonné.
C’est un sacrifice de réparation ; le coupable doit vraiment faire réparation envers le Seigneur. » (Lv 5, 17-19)
Toutefois, on notera que toutes ces prescriptions sacrificielles prévues dans le Livre du Lévitique n’excluent nullement la réparation du préjudice causé au prochain :
… puisqu’il a commis une faute et qu’il est coupable, il rendra ce qu’il a volé, ou ce qu’il a extorqué, ou ce qui lui a été confié en dépôt, ou l’objet perdu qu’il a trouvé,
ou toute chose pour laquelle il a prêté un faux serment. Il le restituera dans sa totalité en y ajoutant un cinquième. Il le remettra, le jour où sa culpabilité sera connue.
Puis il fera venir devant le prêtre, comme sacrifice de réparation envers le Seigneur, un bélier sans défaut de son troupeau, selon la valeur fixée pour le sacrifice de réparation.
Le prêtre accomplira pour l’homme le rite d’expiation devant le Seigneur, et il lui sera pardonné, quelle que soit la faute dont il s’est rendu coupable. » (Lv 5, 23-26)
Comme on peut le lire ci-dessus la justice réparatrice ne se borne pas à rendre l’équivalent du préjudice matériel causé, elle prévoit une compensation supplémentaire, ici un cinquième en plus de la valeur. On pourrait y voir les prémices de ce que nous appelons des « dommage et intérêts ».
Les imbéciles n'estiment pas nécessaire de réparer un tort, mais la bonne volonté règne parmi ceux qui mènent une vie droite. (Pr 14, 9, Trad. Nouvelle Bible en français courant)
Parmi ceux qui ne réparent pas leurs méfaits figurent les « ennemis » si présents dans les psaumes, ennemis d’Israël, ennemis personnels du psalmiste. Le Seigneur prend fait et cause pour son peuple ou son serviteur attaqués et applique la loi du talion en les vengeant lui-même :
Pourquoi les autres peuples demanderaient-ils :
« Que fait-il donc, leur Dieu ? » Qu'ils sachent plutôt, et que nous puissions voir, comment tu venges la mort de ceux qui te servent !
Avec bienveillance, écoute la plainte des prisonniers. Toi qui es si fort, garde en vie les condamnés à mort.
Seigneur, les peuples voisins t'ont provoqué ; fais-les payer sept fois, en plein cœur, pour leurs insultes. (Ps 79, 10-12)
Ne me traîne pas chez les impies, chez les hommes criminels ; à leurs voisins ils parlent de paix quand le mal est dans leur coeur.
Traite-les d'après leurs actes et selon leurs méfaits ; traite-les d'après leurs oeuvres, rends-leur ce qu'ils méritent. (Ps 28, 3-4)
… Le Seigneur va venger la mort de ses enfants. Il fera retomber sur ses adversaires le châtiment qu'ils méritent, il se vengera de ses ennemis, mais il purifiera la terre de son peuple. (Dt 32, 41.43, Trad. Nouvelle Bible en français courant)
Mais le Seigneur est avec moi, tel un guerrier redoutable : mes persécuteurs trébucheront, ils ne réussiront pas. Leur défaite les couvrira de honte, d’une confusion éternelle, inoubliable.
Seigneur de l’univers, toi qui scrutes l’homme juste, toi qui vois les reins et les cœurs, fais-moi voir la revanche que tu leur infligeras, car c’est à toi que j’ai remis ma cause. (Jr 20, 11-12)
A propos de la vengeance, on pourra se reporter à mon article « La violence dans les psaumes » : http://www.bible-parole-et-paroles.com/2023/05/la-violence-dans-les-psaumes.html
Stèle du code Hammurabi. Les premiers signes de la loi du talion sont trouvés dans le Code de Hammurabi, en 1730 avant notre ère, dans le royaume de Babylone. Musée du Louvre (Photo Wikimedia commons)
Du Premier Testament au Second Testament
Fais-les payer sept fois, en plein cœur, pour leurs insultes. (Ps 79, 12)
Alors Pierre s’approcha de Jésus pour lui demander : « Seigneur, lorsque mon frère commettra des fautes contre moi, combien de fois dois-je lui pardonner ? Jusqu’à sept fois ? »
Jésus lui répondit : « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois. (Mt 18, 21-22)
En fait, il n’y a pas une telle rupture entre les deux Testaments :
Laisse ta colère, calme ta fièvre, ne t'indigne pas : il n'en viendrait que du mal ;
les méchants seront déracinés, mais qui espère le Seigneur possédera la terre. (Ps 37, 8)
Mais les âmes des justes sont dans la main de Dieu ; aucun tourment n’a de prise sur eux.
Aux yeux de l’insensé, ils ont paru mourir ; leur départ est compris comme un malheur,
et leur éloignement, comme une fin : mais ils sont dans la paix.
Au regard des hommes, ils ont subi un châtiment, mais l’espérance de l’immortalité les comblait. (Sg 3, 1-3)
Jésus va bousculer cette notion si ancrée de loi du talion en l’inversant en quelque sorte : le coupable en puissance est invité à s’imposer d’emblée ce qui serait son châtiment en cas de passage à l’acte :
Si ta main ou ton pied est pour toi une occasion de chute, coupe-le et jette-le loin de toi. Mieux vaut pour toi entrer dans la vie éternelle manchot ou estropié, que d’être jeté avec tes deux mains ou tes deux pieds dans le feu éternel.
Et si ton œil est pour toi une occasion de chute, arrache-le et jette-le loin de toi. Mieux vaut pour toi entrer borgne dans la vie éternelle, que d’être jeté avec tes deux yeux dans la géhenne de feu. (Mt 18, 8-9)
C’est là un langage fortement imagé et outrancier de Jésus destiné à frapper ses interlocuteurs. Son appel au pardon inconditionnel devait de la même façon choquer les juifs :
Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil, et dent pour dent.
Eh bien ! moi, je vous dis de ne pas riposter au méchant ; mais si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l’autre.
Et si quelqu’un veut te poursuivre en justice et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau.
Et si quelqu’un te réquisitionne pour faire mille pas, fais-en deux mille avec lui.
À qui te demande, donne ; à qui veut t’emprunter, ne tourne pas le dos !
Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi.
Eh bien ! moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent, (Mt 5, 38-44)
Ainsi, non seulement Jésus ne parle jamais de réparation, au sens que nous avons retenu, et bien au contraire préconise le pardon illimité (Mt 18, 21-22) et même de tendre l’autre joue si quelqu’un nous frappe ! A-t-il voulu réagir face à un système législatif devenu de plus en plus nébuleux et favorisant au passage la cléricature de son temps ?
Car Dieu a dit : Honore ton père et ta mère. Et encore : Celui qui maudit son père ou sa mère sera mis à mort.
Et vous, vous dites : “Supposons que quelqu’un déclare à son père ou à sa mère : “Les ressources qui m’auraient permis de t’aider sont un don réservé à Dieu.”
Dans ce cas, il n’aura plus à honorer son père ou sa mère.” Ainsi, vous avez annulé la parole de Dieu au nom de votre tradition ! Hypocrites ! (Mt 15, 4-6)
Par ailleurs Jésus n’ignore pas ce qu’on appelle maintenant « conciliation de justice » :
Donc, lorsque tu vas présenter ton offrande à l’autel, si, là, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi,
laisse ton offrande, là, devant l’autel, va d’abord te réconcilier avec ton frère, et ensuite viens présenter ton offrande.
Mets-toi vite d’accord avec ton adversaire pendant que tu es en chemin avec lui, pour éviter que ton adversaire ne te livre au juge, le juge au garde, et qu’on ne te jette en prison.
Amen, je te le dis : tu n’en sortiras pas avant d’avoir payé jusqu’au dernier sou. (Mt 5, 23-26)
Jusqu’au dernier sou suppose en effet une réparation financière concernant le conflit.
Zachée, le chef des collecteurs d’impôts s’impose à lui-même une réparation :
Zachée, debout, s’adressa au Seigneur : « Voici, Seigneur : je fais don aux pauvres de la moitié de mes biens, et si j’ai fait du tort à quelqu’un, je vais lui rendre quatre fois plus. » (Lc 19, 8)
De même, le « fils prodigue » prévoit de réparer en quelque sorte sa faute en travaillant comme ouvrier pour son père, réparation à la fois morale (je ne suis plus digne d’être appelé ton fils) et financière (compensation de l’héritage dilapidé) :
Je me lèverai, j’irai vers mon père, et je lui dirai : Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi.
Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils. Traite-moi comme l’un de tes ouvriers.” (Lc 15, 18-19)
Le retour de l’enfant prodigue, par Michel Martin Drolling (1786-1882), Huile sur toile (1806), Musée des Beaux-Arts de Strasbourg (Photo Wikimedia Commons)
De la dette au péché
Jocelyn Dorvault (op. cit. p. 115-132) relève cette variante dans les deux versions du Notre Père. Matthieu (Mt 6, 12) qui s’adresse plutôt aux juifs parle de dettes (opheilèmata) :
Remets-nous nos dettes, comme nous-mêmes nous remettons leurs dettes à nos débiteurs.
La dette marque tout autant ce qui est dû matériellement au prochain lésé qu’à Dieu dont l’Alliance s’est trouvée mise à mal.
Luc ( Lc 11, 4) qui s’adresse plutôt aux païens parle de péchés (hamartias), la notion de dette n’ayant pas de sens religieux pour eux :
Pardonne-nous nos péchés, car nous-mêmes, nous pardonnons aussi à tous ceux qui ont des torts envers nous.
Je vois ici, pour ma part, le symptôme d’un changement de considération de ce qu’est la faute ; on passe de l’idée matérialiste de la dette à celle d’obligation morale (péché) à laquelle on se soustrait. On parlerait maintenant d’un développement théologique dont on perçoit encore d’ailleurs les hésitations.
Ainsi dans le Notre Père de Luc (Lc 11, 4) on trouve les deux racines grecques signifiant péché (hamartia) – dette (opheilemata) :
Tiens-nous quittes de nos fautes (hamarttia) car nous tenons quitte chacun de nos débiteurs (opheilonti – participe présent de opheilo, verbe de même racine que opheilemata) (Trad. Nouveau Vocabulaire Biblique)
De la même façon, à des gens qui s’interrogent au sujet d’un châtiment subi par certaines personnes, en sous-entendant, dans un esprit vétéro-testamentaire, qu’il pourrait s’agir d’un châtiment envoyé par Dieu, Jésus répond :
À ce moment, des gens qui se trouvaient là rapportèrent à Jésus l’affaire des Galiléens que Pilate avait fait massacrer, mêlant leur sang à celui des sacrifices qu’ils offraient.
Jésus leur répondit : « Pensez-vous que ces Galiléens étaient de plus grands pécheurs [hamartôloi – même racine que hamartia] que tous les autres Galiléens, pour avoir subi un tel sort ?
Eh bien, je vous dis : pas du tout ! Mais si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de même.
Et ces dix-huit personnes tuées par la chute de la tour de Siloé, pensez-vous qu’elles étaient plus coupables [opheiletai – de même racine que opheilema] que tous les autres habitants de Jérusalem ?
Eh bien, je vous dis : pas du tout ! Mais si vous ne vous convertissez pas [metanoêté de metanoeô – se détourner de, se repentir], vous périrez tous de même. » (Lc 13, 1-5)
En fait, à cette notion de péché-dette (opheilema) commence à se substituer celle de péché-brisure de la relation à Dieu (hamartia – au sens propre « le fait de manquer le but et au sens figuré « le fait de se tromper, de commettre une erreur »). D’où la nécessité de se convertir (latin convertere – se retourner).
Ainsi l’appel à se convertir se fera entendre de Jean-Baptiste à l’apôtre Pierre en passant par Jésus ; se convertir c’est se détourner du péché et se tourner vers Dieu :
Convertissez-vous donc et tournez-vous vers Dieu pour que vos péchés soient effacés. (Ac 3, 19)
A l’idée de dette à rembourser à celui qui a été offensé commence à se substituer celle de péché, au sens chrétien du terme, détournement de Dieu.
On assiste à une spiritualisation de la faute qui devient dette envers Dieu.
C’est dans l’évangile de Jean certainement le plus « spirituel » que Jésus proclame le chemin obligatoire de cette conversion :
« Moi, je suis le Chemin, la Vérité et la Vie ; personne ne va vers le Père sans passer par moi. » (Jn 14, 6)
Pourtant envers ceux qui auraient tendance à garder leurs yeux uniquement tournés vers le ciel en oubliant les conséquences de leur péché sur autrui, Jésus s’est montré sans pitié :
Jésus disait à ses disciples : « Il est inévitable que surviennent des scandales, des occasions de chute ; mais malheureux celui par qui cela arrive !
Il vaut mieux qu’on lui attache au cou une meule en pierre et qu’on le précipite à la mer, plutôt qu’il ne soit une occasion de chute pour un seul des petits que voilà. (Lc 17, 1-2)
Gardez-vous de mépriser un seul de ces petits, car, je vous le dis, leurs anges dans les cieux voient sans cesse la face de mon Père qui est aux cieux. (Mt 18, 10)
Si Jésus demande de pardonner à ses ennemis, le crime vis-à-vis des petits est impardonnable ; s’en prendre à eux c’est s’attaquer à Dieu directement. On se demande comment, dans l’Eglise, tant de crimes sexuels et abus divers ont pu rester si longtemps impunis. En France, leur dénonciation a pu entraîner la reconnaissance de la souffrance des victimes et permettre d’envisager une réparation du préjudice subi. C’est ce que nous verrons plus loin dans la dernière partie.
Jésus réunit ses disciples par le « Pater Noster », Bible illustrée, monastère Saint-Bertin de Saint-Omer, fin du XIIe siècle ; La Haye, Bibl. royale, ms. 76 F 5, f. 13r – site Faculté de théologie – Unige
Une dette remboursée une fois pour toutes
La théologie catholique traditionnelle considère que le sacrifice de Jésus sur la croix a réparé une fois pour toutes les fautes de l’humanité :
Le Christ commence donc par dire : Tu n’as pas voulu ni agréé les sacrifices et les offrandes, les holocaustes et les sacrifices pour le péché, ceux que la Loi prescrit d’offrir.
Puis il déclare : Me voici, je suis venu pour faire ta volonté. Ainsi, il supprime le premier état de choses pour établir le second.
Et c’est grâce à cette volonté que nous sommes sanctifiés, par l’offrande que Jésus Christ a faite de son corps, une fois pour toutes. (Hb 10, 8-10)
En fait, cette conception paulinienne, présente également dans les évangiles, repose en particulier sur les textes d’Isaïe à propos du serviteur souffrant considéré comme une préfiguration du Christ :
Broyé par la souffrance, il a plu au Seigneur. S’il remet sa vie en sacrifice de réparation, il verra une descendance, il prolongera ses jours : par lui, ce qui plaît au Seigneur réussira.
Par suite de ses tourments, il verra la lumière, la connaissance le comblera. Le juste, mon serviteur, justifiera les multitudes, il se chargera de leurs fautes. (Is 53, 10-11)
A ce sacrifice de réparation réitéré d’une manière non sanglante à chaque eucharistie, le fidèle est appelé à se joindre pour faire réparation de ses fautes en implorant la miséricorde du Père.
Ont aussi fleuri des actes de réparation en particulier dans le culte au Sacré-Cœur, jugé par l’Eglise offensé en particulier dans ces moments difficiles qui ont vu la séparation de l’Eglise et de l’Etat au XIX° s.
« Seigneur Dieu, votre miséricorde daigne nous prodiguer des trésors infinis d’amour, dans le Cœur de votre Fils, que nos péchés ont transpercé ; nous vous en prions, faites qu’en lui rendant l’image fidèle de notre amour, nous acquittions dignement envers lui du devoir de la réparation » [satisfactionis officium] (Collecte de la Fête du sacré Cœur, Trad. Feder)
La réconciliation avec aveu public des fautes au début du christianisme se transforma au VII° s. avec un aveu privé au prêtre qui devenait ainsi le médiateur entre Dieu et le pécheur dans une pratique qui préservait ainsi son intimité mais occultait la dimension ecclésiale.
Ainsi le Catéchisme de l’Eglise Catholique (CEC) déclare : « Le but et l’effet de ce sacrement sont donc la réconciliation avec Dieu » (n° 1467).
Si une pénitence est infligée au pécheur, la réparation auprès des personnes blessées par les péchés n’est pas obligatoire pour recevoir l’absolution :
« Beaucoup de péchés causent du tort au prochain. Il faut faire le possible pour le réparer (par exemple restituer des choses volées, rétablir la réputation de celui qui a été calomnié, compenser des blessures). La simple justice exige cela. » (n° 1459).
Crucifixion, avec Marie, Jean et les deux larrons, Antonello de Messine (1430-1479), peinture à l’huile sur panneau (1475) 52,5 x 42,5 cm, Musée Royal des Beaux-Arts d’Anvers (Photo Wikimedia commons)
La réparation envisagée par la CIASE, et par l’Eglise
Face au Droit Canon qui n’envisage d’ailleurs pas de réparation au sens où la
commission l’entend mais plutôt d’éventuels dommages et intérêts (canon 1649), la CIASE envisage une « démarche de vérité et de réparation vis-à-vis du passé ; pour une prévention sans faille à l’avenir. » (Résumé chapitre 4)
Elle préconise :
« Dans tout type de formation et de catéchèse, comme en pastorale, enseigner :
– la nécessité préalable de la sanction ou de la rétribution des crimes et des délits commis au regard de la loi de la République et de la loi de l’Église
– le risque de dévoiement du pardon en facile absolution des bourreaux, pire comme une exigence incombant aux victimes de pardonner à leurs persécuteurs. (Recommandation n° 8)
La réparation doit déboucher sur une indemnisation :
« Il est en effet douteux, au-delà de la seule Église catholique, que puisse subsister un espace social où prévaudrait une absence de réparation. C’est au demeurant ainsi que le législateur a procédé au cours des 30 dernières années pour faire face à des catastrophes emportant des conséquences majeures sur la santé des personnes. Du point de vue de la commission, ces considérations s’ajoutent à l’ensemble des arguments moraux pour convaincre l’Église de s’engager dans une démarche ambitieuse de responsabilité, de reconnaissance et d’indemnisation. » (Résumé p. 19)
La justice restaurative pour tenter de réparer les atteintes à l’être des personnes victimes, au-delà des atteintes à l’avoir (Résumé p. 20)
« Au bout de ce cheminement, un mécanisme d’indemnisation peut intervenir, avec quelque chance alors d’atteindre ce pour quoi il aura été pensé. La commission a entendu de nombreuses personnes victimes lui dire combien une somme d’argent ne pouvait réparer l’irréparable, voire pouvait, mal conçue, apparaître comme l’achat du silence. Mais elle a aussi entendu celles qui insistaient sur la dimension symbolique de ce type de dispositif ou sur l’utilisation de cet argent à d’autres fins que purement personnelles. Elle a également étudié les mécanismes mis en place dans d’autres pays : Allemagne, Belgique, Irlande, Pays-Bas, États-Unis, Australie. » (Résumé p. 21)
C’était là introduire une véritable révolution à laquelle l’Eglise de France a bien voulu souscrire et qui a bien sûr suscité l’ire des milieux conservateurs en particulier de cette fameuse Académie catholique qui fit le siège du Vatican et obtint l’annulation de la réception par le Pape des membres de la CIASE malgré le soutien des évêques français à celle-ci :
… En réalité, s’agissant des faits prescrits, une action en faveur des victimes n’est possible que si elle repose sur une logique de solidarité, en vue de reconnaître la souffrance qu’elles ont vécue dans leur chair. Il ne s’agit nullement de responsabilité civile, et donc pas non plus de dommages et intérêts. Parler d’« indemnité » (29), de « réparation » (30), de « responsabilité », même en faisant suivre ce vocable d’autres adjectifs que « civile » (« sociale » (31), « civique » (32) ne fait qu’entretenir une ambiguïté qui est source de confusion, et qui pourrait provoquer la déception des victimes. » (Document Académie catholique)
Mal à l’aise avec la laïcité française, le Pape François ne pouvait qu’hésiter face à un rapport qui demandait en quelque sorte à L’Eglise de calquer les droits de ses victimes sur ceux de la société civile. Nécessité impérieuse si l’on se rappelle que les crimes pédo-criminels des clercs étaient d’ailleurs pour une grande majorité d’entre eux couverts par la prescription ayant cours dans la justice d’état (on se rappelle les paroles calamiteuses du cardinal Barbarin : "La majorité des faits, grâce à Dieu, sont prescrits").
Le pape François, s’il se déclare proche des victimes qu’il reçoit et déclare sa honte devant les crimes commis au sein de l’Eglise et le manque de réactivité de ses responsables, parle d’une réparation pour le moins imprécise :
« Si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui », nous disait saint Paul. Au moyen de la prière et de la pénitence, nous pourrons entrer en syntonie personnelle et communautaire avec cette exhortation afin que grandisse parmi nous le don de la compassion, de la justice, de la prévention et de la réparation. (François, Lettre au peuple de Dieu, 20 août 2018)
Aujourd’hui, personne ne peut dire honnêtement qu’il n’est pas touché par la réalité des abus sexuels dans l’Eglise. C’est pourquoi, dans votre travail, tout en abordant les nombreuses facettes de ce problème, je voudrais que vous gardiez à l’esprit les trois principes suivants, en les considérant comme faisant partie d’une spiritualité de réparation …
J’ai récemment rencontré un groupe de victimes d’abus, qui ont demandé à rencontrer la direction de l’institut religieux qui dirigeait l’école qu’ils fréquentaient il y a environ 50 ans. J’en parle parce qu’ils l’ont dit ouvertement. Ce sont toutes des personnes âgées, et certaines d’entre elles, conscientes de la rapidité du temps, ont exprimé le désir de vivre en paix les dernières années de leur vie. Et la paix, pour elles, signifiait reprendre la relation avec l’Eglise qui les avait offensées, elles voulaient mettre un terme non seulement au mal subi, mais aussi aux questions qu’elles portaient depuis en elles. Elles voulaient être écoutées, elles voulaient être crues, elles voulaient quelqu’un pour les aider à comprendre. Nous avons parlé ensemble et elles ont eu le courage de s’ouvrir. En particulier, la fille d’une des victimes a parlé de l’impact que l’expérience de son père a eu sur toute leur famille. Réparer les tissus déchirés de l’histoire est un acte rédempteur, c’est l’acte du Serviteur souffrant, qui n’a pas évité la douleur, mais a pris sur lui toute faute (cf. Is 53, 1-14). C’est la voie de la réparation et de la rédemption : la voie de la croix du Christ. En l’occurrence, je peux dire qu’il y a eu un vrai dialogue pour ces victimes au cours des rencontres, au terme desquelles elles ont dit s’être senties accueillies par leurs frères et avoir récupéré un sentiment d’espérance pour l’avenir …
Soyez donc délicats dans votre action, en supportant les uns les autres les poids des autres (cf. Ga 6, 1-2), sans vous plaindre, mais en pensant que ce moment de réparation pour l’Eglise laissera la place à un autre moment de l’histoire du salut …
Il est temps maintenant de réparer les dommages causés aux générations qui nous ont précédés et à ceux qui continuent à souffrir …
Vous engagez vos capacités et votre compétence pour contribuer à réparer un terrible fléau de l’Eglise, en vous mettant au service des différentes Eglises particulières …
(Discours du pape François aux membres de la commission pontificale pour la protection des mineurs, 5 mai 2023)
Il n’est évidemment pas question dans ces deux textes importants d’une justice réparative pouvant déboucher sur une indemnisation selon le souhait de la CIASE (voir ci-dessus). L’ambiguïté demeure entre une réparation, celle de l’Eglise appelée à suivre l’acte rédempteur du Serviteur souffrant, ce que le pape appelle plus haut une spiritualité de réparation, un moment de réparation pour l’Eglise :
Réparer les tissus déchirés de l’histoire est un acte rédempteur, c’est l’acte du Serviteur souffrant, qui n’a pas évité la douleur, mais a pris sur lui toute faute (cf. Is 53, 1-14). C’est la voie de la réparation et de la rédemption : la voie de la croix du Christ.
Et une réparation qui s’adresserait aux victimes :
Il est temps maintenant de réparer les dommages causés aux générations qui nous ont précédés et à ceux qui continuent à souffrir …
En fait le pape insiste sur l’impossibilité d’une réparation :
Considérant le passé, ce que l’on peut faire pour demander pardon et réparation du dommage causé ne sera jamais suffisant …
C’est cependant à quoi François appelle :
… afin que grandisse parmi nous le don de la compassion, de la justice, de la prévention et de la réparation.
En fait François semble se réfugier dans une spiritualité de la compassion et de la réparation et on se demande ce que le terme justice recouvre. Le seul passage de la Lettre où il l’emploie à nouveau est aussi ambigu, qu’entend-il par médiations judiciaires ?
Que le jeûne nous donne faim et soif de justice et nous pousse à marcher dans la vérité en soutenant toutes les médiations judiciaires qui sont nécessaires. Un jeûne qui nous secoue et nous fasse nous engager dans la vérité et dans la charité envers tous les hommes de bonne volonté et envers la société en général, afin de lutter contre tout type d’abus sexuel, d’abus de pouvoir et de conscience.
L’autre document (Discours) ne parle curieusement pas de justice.
Aucun de ces deux documents ne parle de crime mais d’abus
Nous sommes ici au nœud de notre interrogation. L’Eglise a toujours hésité à transmettre à la Justice d’Etat des affaires qu’elles considéraient plutôt comme des abus (10 emplois dans le Discours et 13 dans la Lettre). Le terme crime n’est employé que deux fois dans la Lettre (au début et à la fin) et aucune fois dans le Discours. Notons dans la Lettre cette expression curieuse à la fin : « crimes d’abus ».
Entre La Lettre au Peuple de Dieu publiée en 2018 et le Discours aux membres de la Commission pontificale daté de mai 2023, se sont écoulées cinq années où la démission de l’Eglise par rapport aux exigences d’une Justice d’Etat a été sévèrement critiquée en particulier la non dénonciation des crimes et l’absence de procédure au sein même de l’Eglise. Finalement est apparue la nécessité de régler en interne des crimes qui sont judiciairement prescrits par le temps, si l’on condescend à envisager, du moins en France, qu’une véritable justice ne soit pas seulement d’ « ordre spirituel » et que, calquée sur la Justice d’Etat, elle prévoie entre autres des indemnisations.
La nouvelle version du Motu Proprio « Vos estis lux mundi » publiée le 25 mars 2023, parle deux fois de « crimes », seulement dans l’introduction, avec encore, la première fois, cette expression curieuse « crimes d’abus sexuels ». Visiblement le mot « crime » retenu pour des viols par la Justice d’Etat dérange le pape qui semble l’esquiver et préférer la notion d’abus beaucoup plus large et englobant aussi des faits considérés comme « moins graves ». Dans les articles du Droit Canon qui suivent cette introduction c’est même le mot « délit » qui est retenu (5 fois) et qui peut en fait couvrir des crimes, selon la terminologie de la Justice d’Etat
Ce Motu Proprio règle tout le déroulement des signalements et des enquêtes au sein de l’institution. Il prévoit une assistance en divers domaines « en faveur de ceux qui affirment avoir été offensés, afin qu’ils soient traités, ainsi que leurs familles, avec dignité et respect. » (Article 5, § 1).
Enfin, le mot « victimes » ne figure qu’une fois, au début, et la présence d’un procurateur (qui parle au nom de la personne) n’est évoquée que pour la personne qui fait l’objet de l’enquête (Art. 13, § 8).
La dénonciation aux autorités judiciaires d’Etat n’y est prévue qu’en cas d’obligation légale du pays concerné :
Art. 20 – Respect des lois de l’État
Les présentes normes s’appliquent sans préjudice aux droits et obligations établis en chaque lieu par les lois étatiques, en particulier pour ce qui concerne les éventuelles obligations de signalement aux autorités civiles compétentes.
Quand on sait le fonctionnement de la Justice canonique qui déjoue toutes les attentes d’une justice équitable et transparente selon les commentaires de juristes compétents, même revue et corrigée un peu, elle ne peut susciter que la méfiance. D’ailleurs, curieusement, le mot « justice » n’apparaît nulle part dans ce Motu Proprio !
Conclusion
Si l’Eglise parvenait jusqu’à maintenant à maintenir un système judiciaire qui lui était propre et très protecteur pour son clergé, il n’est plus possible qu’elle échappe aujourd’hui à la judiciarisation du monde actuel qui réclame une justice de plus en plus attentive aux victimes, à l’équité et à la transparence de ses modalités de fonctionnement.
Nous avons vu que dans l’Ancien Testament les réparations faites aux victimes consistaient principalement en quelques dommages et intérêts pour des préjudices matériels.
Jésus n’envisage pas de réparation vis-à-vis des victimes et met l’amour et le pardon avant tout même s’il suggère à ceux qui s’attaquent aux petits d’aller se jeter dans la mer avec une meule autour du cou (Mt18, 6).
Nous avons vu ensuite à propos du « Notre Père » l’hésitation entre les notions de dettes et de péchés ; L’Eglise retiendra plutôt cette dernière, le Christ, Serviteur souffrant a racheté toutes les fautes : « C’est la voie de la réparation et de la rédemption : la voie de la croix du Christ » dit le pape aux membres de la commission pontificale. D’où la voie spirituelle choisie pour cette réparation.
Le pape veut l’Eglise ouverte aux bonnes choses qu’on trouve dans la société. N’en serait-ce pas une de reconsidérer la notion de réparation dans le cadre d’un développement organique de la théologie qu’il appelle par ailleurs de ses vœux ?
« Pour nous, c’est justice, nous payons nos actes » disait le « bon larron » crucifié en même temps que Jésus » (Lc 23, 41)
« En vérité, je te le dis, dès aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis » (Lc 23, 43) lui répond Jésus.
Auparavant, Jésus, crucifié par ses bourreaux, demandait à son Père :
« Père, pardonne-leur : ils ne savent ce qu’ils font ». (Lc 23, 34)
Tout vrai pardon ne peut que passer par le Père.
Pardonner soixante-dix fois sept fois (Mt 18, 22), dans ce langage aussi imagé qu’absolu de Jésus signifie une ouverture incommensurable au pardon. Elle n’écarte pas une réparation de la part de celui qui a commis le mal, parfois le crime, ou l’a favorisé.
Il faut un temps pour la Justice humaine, et un autre pour la Justice de Dieu.
L’Eglise ne peut l’ignorer et juger à la place de Dieu.
Crucifixion, Andrea Mantegna (1431-1506), panneau central d’une prédelle, tempera sur bois (1456-1459), 76x96 cm, Musée du Louvre (Photo Wikimedia Commons)
Bibliographie
- Notre Père (pour ne plus rabâcher), Jocelyn Dorvault, Ed. Cerf (2017)
- Notre Père – Avinou shébashamayim, Philippe Haddad, chez l’auteur (an juif 5774, 2014)
Quelques liens
Lettre du Pape François au Peuple de Dieu (20 août 2018)
Motu proprio « Vos estis lux mundi » (25 mars 2023)
Discours du pape François aux membres de la commission pontificale pour la protection des mineurs (5 mai 2023)
Rapport résumé de la CIASE (octobre 2021)
https://www.ciase.fr/medias/Ciase-Rapport-5-octobre-2021-Resume.pdf
Document critique de huit membres de l’Académie Catholique de France (novembre 2021)
https://www.youscribe.com/BookReader/Index/3257401/?documentId=4290283
Réponse de la CIASE (février 2022) à cette lettre (on pourra en particulier se reporter aux pages qui concernent les indemnités réparatoires) (chap. IV, p. 34-42) :
https://www.ciase.fr/medias/Ciase-7-fevrier-2022-Reponse-Ciase-Academie-catholique-de-France.pdf
Histoire des dommages corporels