Angelis suis mandavit de te
A ses anges, il a donné des ordres à ton sujet
pour qu’ils te gardent sur tous tes chemins.
Dans leurs mains ils te porteront
pour que jamais tu ne heurtes contre une pierre ton pied.
(Ps. 90, 11-12)
Angelis suis mandavit de te ,
ut custodiant te in omnibus viis tuis.
V/ In manibus portabunt te,
ne unquam offendas ad lapidem pedem tuum.
Aborder le Carême en confiance
« Mon rempart, mon refuge ! Mon Dieu en qui je me fie ! » (Ps 90, 2)
Ce premier Dimanche de Carême, l’évangile qui est lu relate les tentations de Jésus pendant le séjour de quarante jours que Jésus fit au désert juste après son baptême. Les évangiles de Matthieu et Luc qui sont lus respectivement les années A et C sont peu différents tandis que Marc mentionne sans détail que Jésus passa quarante jours au désert. Cette durée est celle qui été retenue pour la période de carême préparatoire à Pâques. L’une des trois tentations met en scène le diable qui propose à Jésus de se jeter du haut du temple en citant les versets 11 et 12 du psaume 90 qui justement ont été retenus pour ce graduel.
Puis le diable le conduisit à Jérusalem, il le plaça au sommet du Temple et lui dit : « Si tu es Fils de Dieu, d’ici jette-toi en bas ; car il est écrit : Il donnera pour toi, à ses anges, l’ordre de te garder ; et encore : Ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied ne heurte une pierre. » Jésus lui fit cette réponse : « Il est dit : Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu. » Ayant ainsi épuisé toutes les formes de tentations, le diable s’éloigna de Jésus jusqu’au moment fixé. (Lc 4, 9-13)
Par ailleurs les textes de toutes les pièces grégoriennes de la messe de ce dimanche donnent à méditer des versets du psaume 90. Celui-ci est la traduction très poétique de l’expérience personnelle que le psalmiste a faite de la protection et de la tendresse de son Seigneur. Durant ce temps de Carême, le fidèle est appelé à retrouver Jésus dans la vie ascétique du désert et il doit savoir qu’il peut compter sur l’aide de Dieu pour résister dans les épreuves et les tentations.
Je renvoie le lecteur à l’article déjà paru qui commente ce psaume 90 :
http://www.bible-parole-et-paroles.com/2016/02/psaume-90-sous-les-ailes-divines.html
Je reprendrai ici juste les commentaires sur les versets 11 et 12 retenus pour ce graduel.
"Lamentation", par Giotto di Bondone (1270-1337), Capella delli Scrovegni, Padua (photo Wikimedia commons)
Le texte du graduel
11. Il a pour toi donné ordre à ses anges de te garder en toutes ses voies. 12. Eux-mêmes te soutiendront de leurs mains, de peur que ton pied ne bute à la pierre.
Cette assurance de la protection divine doit amener à se sentir léger, porté par les anges délégués par Dieu même. La véritable liberté ne peut venir que de Dieu ou de son cercle d’attraction. Les aspérités du chemin qui représentent les tentations ne sont alors pas ressenties.
Durant son exil, Israël bénéficiait aussi de la protection angélique (Ex 14, 19 ; 23, 20, 23 ; 32, 34 ; 33, 2). La doctrine des Anges gardiens s’appuie sur ces versets 11-12.
« Les anges ne sont-ils pas tous des esprits chargés d’une fonction, envoyés pour le service de ceux qui doivent avoir en héritage le salut ? » (He 1, 14)
Mon fils, ne perds jamais de vue le savoir-faire et la perspicacité : ils te seront force de vie, une parure à ton cou. Alors tu iras ton chemin avec assurance et ton pied n’achoppera pas. Au moment de dormir, nulle anxiété ; une fois endormi, ton sommeil sera doux. Tu n’as rien à craindre, ni l’angoisse soudaine, ni la tourmente qui surprend les méchants : c’est le Seigneur qui sera ton assurance, il gardera ton pied des embûches. (Pr 3, 21-26)
"L'Ascension du Christ en présence de la Vierge et des apôtres", par Le Pérugin (1496-1500), Musée des Beaux-Arts de Lyon (Photo Wikimedia commons)
Graduel, mode, centonisation
Il nous faut aujourd’hui aborder, de manière simplifiée ces notions.
Les fois précédentes nous avons commenté soit des introïts soit une antienne de Magnificat. Cette fois il s’agit d’un graduel. Cette pièce prend place entre la première et la deuxième lecture. Elle a ce nom car elle était chantée à l’origine sur les marches ou degrés (gradus en latin) de l’ambon (lieu des lectures). Cette pièce en forme de répons (ou responsoriale) comporte un corps, sorte de refrain chanté d’abord par un groupe (ou schola) qui le reprend ensuite après un verset réservé aux chantres (chanteurs plus aguerris) ou à un soliste. D’où le nom de répons car ces groupes de chanteurs se répondent. A l’origine il pouvait y avoir plusieurs versets mais le développement mélismatique (groupe de notes sur une même syllabe) devenant important, on se limita le plus souvent à un verset.
La notion de mode est difficile. Elle remonte à l’antiquité mais a grandement évolué. Nous nous bornerons à évoquer quatre critères qui permettent de distinguer les huit modes grégoriens :
- L’échelle des notes (= catalogue de notes ou degrés) avec aussi les intervalles entre elles.
- La hiérarchie (force, et fréquence d’emploi) des degrés dans l’échelle. Certains degrés servent ainsi d’appui, d’autres sont plus ornementaux.
- Des formules mélodiques caractéristiques (agencements de notes) qui permettent aussi la mémorisation aisée de ces petits bouts d’« airs ».
- Un sentiment modal ou éthos qui fait appel à la subjectivité : le discours musical est lié à des états d’âmes qui s’adaptent aussi aux textes chantés : la tristesse, la joie, l’intériorité, la gravité …
La centonisation consiste à reprendre une mélodie type et à la remanier pour l’adapter à un autre texte.
Ce manuscrit de Saint-Gall (1ère moitié du 11ème siècle) montre les neumes dessinés au-dessus du texte latin. Le texte concerné est signalé par du bleu et se termine pour omnibus viis tuis à la ligne supérieure. Le "C 64" (Saint-Gall p. 64) inscrit en marge de la transcription solesmienne ci-dessous indique justement la provenance de l'appareil neumatique transcrit au-dessous de la notation établie par les moines. L'écriture neumatique peut être considérée comme la mise en espace sonore du texte de la Parole.
La mélodie grégorienne
Le graduel Angelis suis est du II° mode (indiqué au-dessus du A de Angelus sur la partition) qui se caractérise (ethos) par une certaine gravité, un sentiment de sécurité. Ici le graduel fait partie du groupe de graduels du II° mode en LA (qui se terminent sur la note la) composés par centonisation. Ce groupe se distingue aussi par de nombreux mélismes et une certaine vivacité. Ce que l’on constate effectivement ici. L’adaptation de la mélodie type permet de mettre en valeur des mots importants, d’évoquer musicalement le vol des anges … ce que nous allons maintenant détailler.
L’ensemble de la mélodie est compris entre les deux fa, donc sur une tessiture élevée qui convient aux allées et venues aériennes des anges.
Angelis commence sobrement la pièce en posant la mélodie sur le la (mi-si-la-la) qui rejoint aussitôt le do sur la syllabe accentuée de suis puis à nouveau descend au la ; ce sont les deux degrés principaux du mode. Comme suis, Mandavit est un peu plus développé et monte même jusqu’au mi pour mettre en valeur le Très-Haut, mandataire, pour redescendre ensuite jusqu’au sol d’où s’élancera le mélisme sur te (toi).
Ce graduel est divisé en deux parties à peu près égales correspondant aux versets 11 et 12 du psaume. La première partie (corps) est divisée en trois sections qui se terminent toutes par te ou tuis qui s’adressent directement au fidèle et marquent sa relation personnelle avec Dieu. Te ou tuis bénéficient d’un long mélisme qui les mettent en valeur tout en évoquant le tournoiement des anges dans les airs avec des montées et descentes par paliers sur les deux notes phares la et do. La syllabe finale de tuis est la plus développée et conduit à l’apex (degré le plus haut) de la mélodie pour ensuite redescendre au sol pour remonter au mi, où elle semble se stabiliser pour redescendre au fa, degré le plus bas.
Dans la seconde partie (verset), ce sont les verbes qui ont le plus grand développement, en particulier portabunt (porteront), qui comporte sur la syllabe accentuée le mélisme le plus développé de la pièce, avec la même structure que dans la première partie et avec l’apex au fa à trois reprises. « Les anges te porteront » : c’est l’action qui est la plus importante et par contraste te qui suit le verbe ne comprend qu’une note.
Ensuite, dans la deuxième section, la mélodie se tient toujours à des degrés élevés, entre la et mi, avec deux montées à l’apex fa et des neumes appuyées sur ne unquam (jamais). Le tuum final reprend (ton pied) cette mise en valeur du toi (le psalmiste, vous, moi !) avec un mélisme moins conséquent mais comportant des neumes appuyés (en longueur et en intensité). L’unique tournoiement final se termine sur le la, note importante du mode sur laquelle Angelis se posait au début.
Cette pièce doit se chanter de façon très légère dans l’évocation de ce tournoiement aérien des anges qui n’a pour but que de prendre soin, de la part de Dieu, de ses créatures, dont chacune (toi) bénéficie d’une sollicitude divine particulière.
Admirable pièce que je vous voulais absolument partager avec vous en ce premier dimanche de Carême.
En dehors de toute polémique « anciens et modernes », comment imaginer priver à jamais les fidèles (sauf à de trop rares exceptions dans certains monastères ou églises paroissiales) d’une telle richesse musicale et spirituelle où « les anges de Dieu » viennent à nous pour nous porter jusqu’au ciel ?
Comme interprétations j’ai choisi :
- par une voix soliste :
Angelis suis mandavit de te - YouTube
- par un choeur de moines :
Dominica I in Quadragesima - Graduale (Angelis suis) - YouTube
Photo du début d'article : "Ange gardien" par Pietro de Cotona (1596-1669) (Photo Wikimédia commons)
Le tournoiement des anges dans une autre musique :
Le choral pour orgue de J.S. Bach "Vom Himmel hoch, da komm’ ich her" (BWV 606)
C’est ici le chant des anges apparaissant aux bergers, descendant du ciel mais aussi voletant autour d’eux (festons descendants et ascendants de doubles croches entourant la mélodie du choral au soprano elle aussi très ornée)