Messes grégoriennes pour la fête de la Sainte Famille
De la découverte de l’évolution d’une sensibilité théologique mais aussi musicale à travers le choix des pièces grégoriennes pour cette fête.
La fête de la Sainte Famille était célébrée avant la réforme liturgique de Vatican II le dimanche suivant l’Epiphanie fixée normalement au 6 janvier mais dont la solennité pouvait être reportée ce même dimanche à la grand-messe. Cette fête était finalement occultée par la solennité de l’Epiphanie surtout dans les pays comme le nôtre où le 6 janvier n’est pas férié comme en Espagne par exemple.
La fête de la Sainte Famille fut instituée en 1893 par le Pape Léon XIII, avec l’idée de contrer les théories marxistes sur la famille qui se développaient à l’époque.
Répertoire grégorien ancien et nouveau
A part le graduel Unam petii attesté dans les manuscrits anciens, retenu pour l’office actuel, et qui appartient aussi au 30ème dimanche du temps ordinaire, les autres pièces de l’ancien office ont été composées à l’époque de la création de la fête au XIX° s. Ce fut le cas aussi, par exemple, pour l’office de la fête du Christ-Roi instituée par Pie XI en 1925.
Des moines particulièrement experts en chant grégorien reprenaient des mélodies du répertoire historique et les adaptaient aux paroles des textes retenus pour la célébration de la fête. Ce travail est dénommé centonisation. Cette pratique fut utilisée également pour la composition de pièces appartenant au répertoire historique. Répondant aux puristes s’insurgeant contre ces nouvelles compositions, des spécialistes soulignent maintenant la qualité de ce répertoire grégorien « moderne ».
Raphaël (1483-1520), "La Sainte Famille" (présence de St Jean Baptiste et Elisabeth), musée du Louvre (photo Wikimedia commons)
Le graduel Unam petii
C’est donc la seule pièce commune, au moins en partie, aux deux liturgies, ancienne et nouvelle. Il montre en effet très bien le fondement théologique de cette fête de la Sainte Famille : la famille chrétienne est une petite cellule d’Eglise réunie dans une maison qui figure le bâtiment église :
« Nous savons que dans le Nouveau Testament on parle de ‘‘l’Église qui se réunit à la maison’’ (cf. 1 Co 16, 19 ; Rm 16, 5 ; Col 4, 15 ; Phm 2). Le milieu vital d’une famille pouvait être transformé en Église domestique, en siège de l’Eucharistie, de la présence du Christ assis à la même table. La scène brossée dans l’Apocalypse est inoubliable : « Voici, je me tiens à la porte et je frappe ; si quelqu'un entend ma voix et ouvre la porte, j'entrerai chez lui pour souper, moi près de lui et lui près de moi » ( Ap 3, 20). Ainsi se définit une maison qui à l’intérieur jouit de la présence de Dieu, de la prière commune et, par conséquent, de la bénédiction du Seigneur. C’est ce qui est affirmé le Psaume 128 que nous prenons comme base : « Voilà de quels biens sera béni l'homme qui craint le Seigneur. Que le Seigneur te bénisse de Sion ! » (vv. 4-5a). » (Exhortation apostolique du pape François, 2016, n° 15)
86 « … C’est dans la famille, « que l’on pourrait appeler Église domestique » ( Lumen gentium , n. 11), que mûrit la première expérience ecclésiale de la communion entre les personnes, où se reflète, par grâce, le mystère de la Sainte Trinité. ‘‘C’est ici que l’on apprend l’endurance et la joie du travail, l’amour fraternel, le pardon généreux, même réitéré, et surtout le culte divin par la prière et l’offrande de sa vie’’ (Catéchisme de l’Église Catholique, n. 1657) ».[101]
87. L’Église est une famille de familles, constamment enrichie par la vie de toutes les Églises domestiques … »
(Exhortation apostolique du pape François, 2016, n° 86 et 87)
Le texte unit un extrait du psaume 26 (4)
Unam petii a Domino, hanc requiram, ut inhabitem
in domo Domini
La seule chose que je demande au Seigneur, celle que je recherche, c’est d’habiter la maison du Seigneur
- A la suite du verset 4 du ps 26 et un extrait du psaume 83 (5) dans la liturgie du XIX° s. :
omnibus diebus vitae meae (Ps 26, 4)
tous les jours de ma vie
Beati, qui habitant in domo tua, Domine : in saecula saeculorum laudabunt te. (Ps 83, 5)
Heureux ceux qui habitent dans ta maison, Seigneur ; éternellement ils te loueront.
- A la fin du verset 4 du psaume 26 dans la liturgie post-conciliaire :
Ut videam voluptatem Domini : et protegear a templo sancto ejus
pour admirer le Seigneur dans sa beauté et jouir de sa protection dans son saint temple.
J’avoue que le choix de recomposer au XIX° s. le texte de ce graduel qui existait déjà dans le répertoire ancien me pose question. Je n’y vois apparemment qu’une raison : la présence du mot templo qui va dans le sens de la cellule familiale vécue comme petite Eglise domestique redécouvert dans la théologie post-Vatican II et pas vraiment d’actualité dans un XIX° s. au cléricalisme triomphant.
Cette conception de la vie familiale renoue pourtant avec la tradition juive qui avait institué une liturgie domestique importante … mais nous étions encore à l’époque où l’on priait le Vendredi Saint pour les « juifs perfides »
Si le texte du graduel est en partie différent, le compositeur s’est inspiré par contre de la mélodie antique « Ut Videam … Templo sancto ejus » pour y adapter « Beati, qui habitant … Laudabunt te ». Vous trouverez ci-après les mélodies des deux graduels pour mettre en évidence la pratique de la centonisation.
Interprétation du graduel actuel avec défilement de la mélodie :
https://www.youtube.com/watch?v=t9Tv3Wpngls
Interprétation du graduel XIX° s. avec défilement de la mélodie :
https://www.youtube.com/watch?v=_irLfdY2f_o
Raphaël (1483-1520) "La Sainte Famille" (présence de Saint Jean Baptiste et d'Elisabeth), Alte Pinacotheque de Munich (Photo Wikimedia commons)
Van Dyck (1599-1641), "Repos de la Sainte Famille lors de la fuite en Egypte", Altre Pinacotheque de Munich (Photo Wikimedia commons)
Autres pièces du répertoire actuel pour la fête de la Sainte Famille
Si le retour à l’authentique graduel Unam petii peut trouver une justification de sensibilité théologique, nous pourrons voir que le recours à des pièces authentiques pour les autres parties de la messe ne peut se justifier que par le choix de délaisser des compositions modernes jugées peut-être de moins bonne facture ou ne répondant pas justement à des critères d’authenticité à une époque où les études grégoriennes les surveillaient de plus en plus. Il faut toutefois noter que la messe du Christ-Roi, plus tardive (1925) a trouvé grâce auprès des réformateurs postconciliaires, étant peut-être de meilleure facture, alors que des pièces authentiques et illustrant la thématique de la fête peuvent se trouver en nombre dans le répertoire (cf. François Cassingéna-Trévedy, Les Introïts III, éd. Ad Solem, 2014, p. 369-389)
- Introït Deus in loco sancto est emprunté au 17° dimanche du temps ordinaire ; nous l’avons abondamment commenté dans un article précédent ; il reflète parfaitement cette évolution théologique que nous avons évoquée plus haut : la famille, la maisonnée, est d’abord un lieu où Dieu appelle à la sainteté. Cet introït prend place naturellement dans l’office de la Dédicace des églises, comme le graduel Unam petii : le lieu, la maison, où habite la famille est comme une petite église.
Deus in loco sancto suo
Deus qui inhabitare facit unanimes in domo
Ipse dabit virtutem et fortitudinem plebi suae.
V/ Exsurgat Deus, et dissipentur inimici eius
Et fugiant, qui oderunt eum, a facie eius.
Dieu est dans son Lieu Saint,
Dieu qui rend unanimes les habitants de la maisonnée ;
C’est lui qui donnera la force et la vaillance à son peuple.
V/ Que Dieu se lève et que ses ennemis se dispersent,
Et qu’ils fuient devant sa face, ceux qui le haïssent !
(Ps 67, 6-7, 36 et 2) (Trad. François Cassingéna-Trévedy)
http://www.bible-parole-et-paroles.com/2019/07/deus-in-loco-sancto-suo.html
- Alleluia Gaudete iusti emprunté au Commun des Apôtres (extra T. P.) :
Gaudete iusti in Domino : rectos decet collaudatio. (Ps 32, 1)
Justes, réjouissez-vous dans le Seigneur ; c’est aux hommes droits de le louer.
Pour écouter : https://www.youtube.com/watch?v=JFr6cquQTME
- Offertoire In te speravi Domine emprunté au 19° dimanche du temps ordinaire :
In te speravi, Domine : dixi : Tu es Deus meus, in manibus tuis tempora mea. (Ps 30, 15-16)
En toi j’espère, Seigneur. J’ai dit : tu es mon Dieu, ma vie est entre tes mains.
Pour écouter (avec défilement de la mélodie grégorienne) : https://www.youtube.com/watch?v=SmNgbCoXWa8
- Deux chants de communion sont proposés :
Année A
Tolle puerum et matrem, et vade in terram Israel : defuncti sunt enim, qui quaerebant animam pueri. (Mt 2, 20)
Prends l’enfant et sa mère, et retourne au pays d’Israël ; car ils sont morts ceux qui en voulaient à la vie de l’enfant.
Pour écouter (avec mélodie grégorienne affichée) : https://www.youtube.com/watch?v=S-oK2hucLVY
Ou (sans mélodie affichée) :
https://www.youtube.com/watch?v=7aqbKFlwz3w
Années B et C
Fili, quid fecisti nobis sic ? ego et pater tuus dolentes quaerebamus te. Et quid est quod me quaerebatis ? nesciabatis quia in his quae Patris mei sunt, oportet me esse ? (Lc 2, 48-49)
Mon fils, que nous as-tu fait là ? Ton père et moi, tout attristés, nous te cherchions. Et pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ?
Pour écouter (avec défilement de la mélodie grégorienne) : https://www.youtube.com/watch?v=Bla_WqNZ0u4
Ces deux communions évoquent des épisodes de la vie de la famille de Jésus : Joseph fut averti par un ange en songe de retourner avec Marie et l’enfant en terre d’Israël (Mt 2, 20) et l’épisode où Jésus faussa compagnie à ses parents qui le croyaient dans la caravane des pèlerins et qui le retrouvèrent discutant avec les docteurs de la Loi dans le temple de Jérusalem. C’est la première fausse note dans cette histoire de la Sainte Famille dont on a tant fantasmé la vie par la suite. La première version de l’office composée au XIX° s. n’avait retenu, pour la communion, que l’évocation du retour moins dérangeante : il descendit avec eux pour se rendre à Nazareth, et il leur était soumis (Lc 2, 51).
Cela marque sans doute une évolution dans la vision de la complexité de la vie familiale, fût-elle celle de la Sainte Famille.
Bartolome Esteban Murillo (1617-1682) "La Sainte Famille avec Saint Jean Baptiste", Musée des Beaux arts de Budapest (Photo Wikimedia commons)
Autres pièces composées au XIX° S. pour la fête de la Sainte Famille
On peut s’étonner que l’on n’ait pas fait le choix, à l’époque de création de ces fêtes (Sainte Famille, Christ-Roi …), d’aller puiser dans la répertoire ancien existant des pièces illustrant leur thématique. On avait alors une conception beaucoup plus fixiste du répertoire attribué définitivement, et depuis des siècles, à une célébration. Il y avait par exemple les dimanches de Gaudete, de Rorate, de Laetare … caractérisés par le premier mot de leur introït ; il convenait donc de créer un nouvel office pour chaque nouvelle fête.
On se reportera au commentaire rédigé par Dom Baron qui identifie les mélodies d’origine sur lesquelles ont été créées les centonisations : http://www.musique-liturgique.com/fr/fete-sainte-famille/2/
- Introït Exsultat gaudio
Exsultat gaudio pater Iusti, gaudeat Pater tuus et Mater tua, et exsultet quae genuit te (Pr 23, 24-25)
Quam dilecta tabernacula tua, Domine virtutum ! Concupiscit, et deficit anima mea in atria Domini. (Ps 83, 2-3)
Le père du Juste exulte de joie. Que ton père et ta mère se réjouissent, qu’exulte celle qui t’a donné le jour.
Qu’elles sont aimées tes demeures, Seigneur tout-puissant ! Mon âme soupire et languit après la maison du Seigneur.
Pour écouter (avec défilement de la mélodie grégorienne) : https://www.youtube.com/watch?v=bKIbSit6-t0
- Alleluia Vere tu es
Vere tu es Rex absconditus, Deus Israël Salvator. (Is 45, 15)
Vraiment tu es un Roi caché, Dieu d’Israël, le Sauveur.
Pour écouter (avec défilement de la mélodie grégorienne) :
https://www.youtube.com/watch?v=axfV31IRmXk&list=RDaxfV31IRmXk&start_radio=1
- Offertoire Tulerunt Jesum
Tulerunt Iesum parentes ejus in Ierusalem, ut sisterent eum Domino. (Lc 2, 22)
Les parents de Jésus le portèrent à Jérusalem pour le présenter au Seigneur.
Pour écouter (avec affichage la mélodie grégorienne) :
https://www.youtube.com/watch?v=i4y8m7wMtqE
- Communion Descendit Iesus
Descendit Isesus cum Maria et Ioseph, et venit Nazareth, et erat subditus illis. (Lc 2, 51)
Jésus descendit (de Jérusalem) avec Marie et Joseph, et vint à Nazareth ; et il leur était soumis.
Pour écouter (avec affichage de la mélodie grégorienne) :
https://www.youtube.com/watch?v=0l9rtTt-gM8
Georgio Vasari (1511-1574) et Andrea del Sarto (1486-1530), "La Sainte Famille" (Photo Wikimedia commons)
Signalons aussi la belle hymne des vêpres de la fête de la Sainte Famille O lux beata caelitum
Pour écouter : https://www.youtube.com/watch?v=80SA86cq6is
Et une belle adaptation polyphonique : https://www.youtube.com/watch?v=R36p6QKVpwM
Complément
La vie de la Sainte Famille, la vie de toute famille, ne sauraient être réduites à de pieuses images gommant les réalités quotidiennes de la vie.
La famille, lieu de naissance, de création, de recréation, du réconfort de la vie fraternelle, d’épanouissement, d’apprentissage du dépassement de soi, du pardon, pont entre le passé et l’avenir, est aussi le lieu de remises en question, de non-dits, de souffrances, de rivalités, de manipulations ...
Dans un précédent article sur mon blog, « Saine et sainte famille », j’essaie de dépasser les images d’Epinal et de lire les évangiles au plus près, sans tabou. Ils révèlent une conception ouverte, saine, de la vie familiale, loin de l’esprit clanique du patriarcat qui n’a pas complètement disparu même en nos contrées dites « évoluées ».
Institution sociétale, religieuse, la famille est sans doute d’abord un lieu de vie pour une maisonnée dont les membres sont appelés à tous les dépassements dans l’ouverture à l’Autre.
Lieu de passage aussi sur « l’autre rive », de la naissance à la mort, mais aussi à la vie avec un(e) autre pour renouveler la vie :
À cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme, et tous deux ne feront plus qu’un. (Gn 2, 24)
http://www.bible-parole-et-paroles.com/2015/09/saine-et-sainte-famille.html