Christus factus est
Le Christ s’est fait, pour nous, obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix. C’est pourquoi Dieu l’a élevé souverainement et lui a donné le Nom qui est au-dessus de tout nom. (Ph 2, 8-9)
Ce graduel, autrefois programmé à la messe de la Sainte Cène le Jeudi Saint, l’est maintenant à la messe des Rameaux. Il est aussi chanté les jeudi, vendredi et samedi saints après la reprise de l’antienne du Benedictus lors des offices monastiques. Cette pièce est considérée comme un des chefs d’œuvres du répertoire grégorien.
Photo d’entête de l'article : Giotto di Bondone (1266-1337), "Crucifixion", fresque de la chapelle Scrovegni à Padoue (Photo Wikimédia commons)
Ce tableau montrant des anges virevoltant autour du crucifié évoque aussi la glorification de Jésus accompagnant sa mort sur la croix.
Le texte
Le texte (Ph 2, 8-9) de la vulgate (vulgata clementina) a été un peu remanié par le compositeur (en violet ce qui a été repris, en rouge ce qui a été ajouté ou modifié)
8. Humiliavit semetipsum factus obediens usque ad mortem, mortem autem crucis.
9. Propter quod et Deus exaltavit illum, et donavit illi nomen, quod est super omne nomen.
Graduel
Christus factus est pro nobis obediens usque ad mortem, mortem autem crucis.
Propter quod et Deus exaltavit illum, et dedit illi nomen, quod est super omne nomen.
Le Christ s’est fait, pour nous, obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix. C’est pourquoi Dieu l’a élevé souverainement et lui a donné le Nom qui est au-dessus de tout nom. (Ph 2, 8-9)
Le compositeur a sans doute voulu renforcer le lyrisme sobre du texte de Paul pour le rendre encore plus concis et apte à traduire l’intensité du drame qui est célébré durant la Semaine Sainte. Ainsi il supprime humiliavit semetipsum (il s’est abaissé) la notion de mort sur la croix suffisant à l’exprimer. Dedit, de même sens, remplace donavit (simple leçon d’un manuscrit différent ?).
Pro nobis (s’est fait pour nous obéissant jusqu’à la mort) évoque les versets précédents de Paul qu’il n’a pu retenir dans son souci de concision :
Ayez en vous les dispositions qui sont dans le Christ Jésus : Le Christ Jésus, ayant la condition de Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes. Reconnu homme à son aspect, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix. (Ph 2, 5-8)
Le caractère percutant du texte est renforcé par des reprises de mots :
- ad mortem, mortem autem crucis : obéissant jusqu’à la mort, et de plus (autem) la mort de la croix. Les deux mortem étant de plus juxtaposés.
- et Deus … et dedit
- et dedit illi nomen, quod est super omne nomen : et lui a donné le Nom qui est au-dessus de tout nom.
A propos de l’obéissance : on pourra se reporter à mon article Vexilla Regis prodeunt où je montre le lien, évoqué dans cette hymne et dans la verrière de l’Arbre de vie de Saint Nazaire de Carcassonne, entre l’Arbre de Vie du paradis terrestre et l’Arbre de vie de la Croix **. Jésus a agi à l’inverse d’Adam et Eve, à savoir respecter la parole de Dieu, « marcher avec Dieu », et en conséquence vivre en accord avec la volonté de Dieu. Ces paroles du Ps 39 ont souvent été comprises comme étant par anticipation celles mêmes de Jésus :
alors j'ai dit : « Voici, je viens. « Dans le livre, est écrit pour moi ce que tu veux que je fasse. Mon Dieu, voilà ce que j'aime : ta loi me tient aux entrailles (Ps 39, 8-9)
Vous donc, priez ainsi : Notre Père, qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. (Mt 6, 9-10)
Cette obéissance de Jésus n’est pas de mourir sur la croix à la demande d’un Dieu cruel ***; elle est avant tout celle de se conformer à sa vocation qu’il aura découverte en lisant et interprétant la Parole du Père (Lc 4, 16-21). Selon Paul c’est sa « condition de serviteur, devenant semblable aux hommes » (Ph 2, 7) jusqu’à la mort, et la mort la plus ignominieuse qui soit à son époque, qui entraîne sa glorification (c’est pourquoi Dieu l’a élevé souverainement, Ph 2, 9). Celle-ci n’est que confirmée par la résurrection et l’ascension à la droite du Père.
L’élévation spatiale représentée par la mise en croix est l’image même de l’exaltation du Christ :
et moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes. »
Il signifiait par là de quel genre de mort il allait mourir. (Jn 12, 32-33)
Jésus leur déclara : « Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous comprendrez que moi, JE SUIS, et que je ne fais rien de moi-même ; ce que je dis là, je le dis comme le Père me l’a enseigné. (Jn 8, 28)
« Je suis » est le nom que Yhwh s’attribue devant Moïse (Ex 3, 14-14).
Effectivement, le nom que Dieu donne au Christ c’est son propre nom, Nom qui est au-dessus de tout nom (Ph 2, 9), c'est-à-dire, dans la mentalité biblique, sa propre essence.
Le repas à Béthanie chez Marthe et Marie à six jours de la Pâque juive (Jn 12, 1-11) montre de la même façon la mort et l’embaumement de Jésus annoncés par le parfum répandu sur ses pieds par Marie et en même temps sa résurrection anticipée par celle de Lazare présent également à ce repas qui annonce aussi le dîner de Jésus ressuscité avec ses disciples (Jn 21, 1-14).
C’est bien parce qu’il est pleinement homme que Jésus ressent le doute à l’approche de sa mort :
De nouveau, il s’éloigna et pria, pour la deuxième fois ; il disait : « Mon Père, si cette coupe ne peut passer sans que je la boive, que ta volonté soit faite ! » (Mt 26, 42).
Maintenant mon âme est bouleversée. Que vais-je dire ? “ Père, sauve-moi de cette heure ” ? – Mais non ! C’est pour cela que je suis parvenu à cette heure-ci !
Père, glorifie ton nom ! » Alors, du ciel vint une voix qui disait : « Je l’ai glorifié et je le glorifierai encore. » (Jn 12, 27-28)
La glorification du Fils est de glorifier le nom de son Père en étant pleinement homme, jusqu’à la mort sur une croix.
** Lien vers l’article de mon blog « Vexilla Regis prodeunt » : http://www.bible-parole-et-paroles.com/2020/04/vexilla-regis-prodeunt.html
*** Sur l’idée de rançon attachée à la mort du Christ on se rapportera à un article de mon blog : « Est-ce en rançon que Jésus a donné sa vie » http://www.bible-parole-et-paroles.com/2016/03/est-ce-en-rancon-que-jesus-a-donne-sa-vie.html
La mélodie
Le début de la mélodie se présente comme un simple récitatif sur la tonique fa. Le développement large et expressif sur nobis autour de la même note insiste sur l’idée que nous sommes associés personnellement à sa mort glorieuse.
Obediens marque la générosité de l’élan (quinte fa-do avec ré ornemental et la mention celeriter-rapidement- présente deux fois) dans cette obéissance.
La ligne mélodique de usque ad mortem est plus tourmentée (descentes et montées successives).
Mortem autem crucis : le second mortem est préparé par le précédent en valeurs appuyées et amplifié par le développement de autem, assez tourmenté qui aboutit sur crucis développé en valeurs appuyées qui bénéficie aussi de la gravité solennelle du do inférieur avant de se terminer là encore par un motif tourmenté sur la finale fa du mode.
De là la mélodie va bondir triomphalement, joyeusement et se développer autour de la corde principale de récitation do, et avec une ornementation sur la finale de illum, qu’on ne retrouvera presque aussi généreuse que sur les deux nomen. Le Christ (illum, illi) reçoit la glorification (exaltavit) du Père qui le reconnaît comme son fils en lui donnant son nom (dedit nomen) qui est au-dessus de tout nom (quod est super omne nomen).
Cette ornementation foisonnante nous fait penser au feuillage luxuriant qui peut orner les Croix « Arbres de vie ».
Les Croix « Arbres de vie » ornées de feuillages rappellent justement cette vie porteuse de la glorification avant même la résurrection. **
Ce graduel Christus factus dans sa structure mélodique en deux parties – gravité pour l’évocation des tourments du Christ condamné à l’ignominieuse mort sur la croix puis jaillissement joyeux pour celle de sa glorification - traduit à merveille le lien entre la Croix et la Résurrection bien loin de certains développements théologiques ultérieurs qui ont mis plutôt l’accent sur l’aspect sacrificiel de la mort du Christ au prix d’une évocation doloriste. Ainsi la dévotion traditionnelle à l’exercice du Chemin de Croix, qui s’est développée d’abord au 13° s. en Terre sainte à l’instigation des Franciscains, se terminait sur une 14ème station évoquant la mise au tombeau du Christ. Il est de plus en plus fréquent à partir de la moitié du 20° s. de lui une rajouter une quinzième station consacrée à l’évocation de la Résurrection.
Comme interprétations j’ai choisi :
- par un soliste (avec défilement de la mélodie)
https://www.youtube.com/watch?v=OgruO7kgk10
- Par les moines de Solesmes :
https://www.youtube.com/watch?v=1m7czgAiVtE
Versions polyphoniques :
- Anton Bruckner (1824-1896) : https://www.youtube.com/watch?v=4nsRoVgu8cw
- Felice Anerio (1560-1614) : https://www.youtube.com/watch?v=fdqjkM5-xeY
"Christ miraculeux du Salin" (16° s.), église Notre-Dame de la Dalbade, Toulouse (photo Wikimedia commons)
Complément
Le texte de l’introït Nos autem gloriari pour le Mardi Saint et le Jeudi Saint va tout à fait dans le sens des remarques que nous avons pu faire à propos du graduel Christus factus est. Le compositeur, à partir de Ga 6, 14, a rédigé un texte qui va bien au-delà de la crucifixion du Christ auquel Paul s’identifie.
Mihi autem absit gloriari, nisi in cruce Domini nostri Jesu Christi : per quem mihi mundus crucifixus est, et ego mundo. (Ga 6, 14, Vulgata clementina)
Mais pour moi, qu’il soit hors de question d’être fier si ce n’est dans la croix de notre Seigneur Jésus Christ : Par elle, le monde est crucifié pour moi, et moi pour le monde. (Ga 6, 14, Paul parle auparavant de ceux qui mettent leur fierté à imposer la circoncision aux autres)
Au-delà de la croix le compositeur voit le salut, la vie et la résurrection.
Nos autem gloriari oportet in Cruce Domini nostri Jesu Christi : in quo est salus, vita et resurrectio nostra : per quem salvati et liberati sumus.
Nous devons nous glorifier dans la croix de notre Seigneur Jésus-Christ. En lui est notre salut, notre vie et notre résurrection, par lui nous sommes sauvés et délivrés.
Nous sommes tous appelés à cette glorification offerte au Christ par la croix : elle est vie et résurrection pour notre salut et notre libération.
Rien à voir avec la vision doloriste et sacrificielle d’un dieu courroucé qui aurait réclamé la mort sur la croix de son fils comme une rançon ! Il y a là plus qu’une nuance théologique.
Pour écouter cet introït :
- Par les moines de Solesmes :
https://www.youtube.com/watch?v=k5MW5m7tQuQ
- Par un soliste (avec défilement de la mélodie) :
https://www.youtube.com/watch?v=dESoLm7dph0
Ce tableau (168,3 x 107,7 cm) fait partie d’un groupe de trois (Résistance, Résurrection et Libération) exposés ensemble au Musée national Marc Chagall de Nice. Ils formaient initialement (en 1937) une seule œuvre exécutée pour l’anniversaire de la Révolution d’Octobre.
« Résurrection garde du tableau original le souvenir de l’amère déception suivant la Révolution russe : tandis qu’en haut un personnage brandit une torche au-dessus de la foule pour célébrer l’avènement de la liberté, en bas, sur un fond de neige blafarde, un juif s’accrochait déjà à la Torah. Dans le tableau transformé, la figure du Christ en Croix prend la place qui était celle de Lénine mais elle s’étire sur toute la hauteur du tableau : la tragique histoire du peuple juif continue, comme le signifie la présence du prophète recroquevillé au milieu à gauche, annonciateur du malheur des Juifs dans la Bible. Le seul espoir semble résider dans l’amour divin. Chagall lui-même est encore présent, sa palette à la main, reversé le long des jambes du Christ, interprète bouleversé du message divin ».
(Commentaire de Elisabeth Pacoud-Rème, « Chagall », Ed. Artlys, Paris, 2011, p. 44)
Là encore, et dans un contexte très différent, la croix est liée à la résurrection. Les souffrances du peuple nées de la Révolution russe, parce qu’elles sont portées par le Christ sur la croix, donnent l’espoir d’un avenir meilleur, d’une résurrection.